Rien de tel qu’une punchline incisive pour marquer les esprits. Dans ce domaine, nul doute que les rappeurs font office de senseï. À cet égard, le vaste univers des mangas, particulièrement populaire dans l’hexagone, constitue un vivier inépuisable de références nourrissant, au détour d’une prod’ bien sentie, les textes des grandes figures du rap francophone. Bien plus qu’un outil pratique pour parler aux petits et grands, les mangas se posent en véritable miroir de l’histoire, non seulement du rap français, mais aussi des rappeurs en tant qu’individu.

« Chacun son rôle, attirés par le roro comme l’oiseau noir
Mes khos sortent des roseaux de Konoha
Anti-héros comme Roronoa Zoro »

Nekfeu, Réalité augmentée, Album Cyborg
Référence à Naruto et One piece

Les années 2010 marquent l’arrivée en force des thématiques et lexiques propres aux mangas dans le rap français. Le plus souvent, les personnages de shônen (étymologiquement : garçon et adolescent, ndlr), parmi lesquelles on compte Naruto, Luffy, ou encore Son Goku, pour ne citer que les plus connus, sont invoqués à titre de comparaisons, de simples clins d’œil, voire d’hommage. De fil en aiguille, les références se muent en titre. Le groupe PNL dédie ainsi en 2016 un de ses morceaux au professeur peu fréquentable Onizuka, personnage phare du manga GTO (Great Teacher Onizuka).

« La street c’est fou, j’fais le tour de la ville Onizuka
Comme Yakuza, comme GTO »

PNL, Onizuka, Album Dans la légende

Mais cela ne suffit toujours pas. Récemment, certains artistes sont allés jusqu’à s’approprier les noms de personnages emblématiques du shônen One Piece, à l’instar de SoolKing et D.Ace. Cet amour, bien qu’il soit, il faut le dire, à sens unique, est le fruit d’une histoire commune.

Brook, dit Soul King, One piece
Crédit : Reddit

Au Japon, les mangas se sont très vite imposés comme une culture de masse, traversant les générations et la société dans sa totalité. En France, ce fut un peu différent. Ils connaissent un premier succès dans les années 1990s, notamment sous la forme d’animés, diffusés en partie par le Club Dorothée. C’est l’époque d’Akira, de Dragon Ball… La jeunesse est sous le charme. Les adultes, les médias et l’opinion publique, un peu moins. Ces derniers pointent du doigt une culture dangereuse pour les plus jeunes, véhiculant selon eux, un message imprégné de violence, de vulgarité et d’obscénité. Dans le même temps, la culture hip-hop connaît ses premiers succès. La scène rap de la dernière décennie du siècle passé se distingue par ses groupes au mot toujours juste, à la phrase toujours cinglante, à l’instar d’IAM ou de NTM, pour ne citer qu’eux. Le phénomène, bien que populaire chez une partie de la population, se heurte aux mêmes critiques que les dessins animés nippons.

Dans les deux cas, le constat est le même. Ces nouvelles cultures provenant de l’étranger, séduisent une partie de la société française et en répugnent une autre, peut être par incompréhension, par conservatisme, ou juste par bêtise.

Trente ans plus tard, le tableau a bien changé. Quand le Syndicat National de l’Édition Phonographique publie son classement des cinq artistes les plus écoutées lors du premier semestre de 2019, le résultat est sans équivoque. Le podium est exclusivement occupé par des rappeurs (Ninho, PNL, Jul, Nekfeu, Lomepal). Parallèlement, la France est devenue le second plus gros consommateur de mangas dans le monde, derrière le pays du soleil levant, bien entendu. Toujours pas convaincu ? En 2018, les mangas représentent 11,1 % des parts de marché de la bande dessinée dans l’hexagone.

De la marginalité au sommet. Cette phrase résume à elle seule le parcours, voire la dynamique, propre à ces deux cultures. Cette ressemblance troublante, l’est d’autant plus, qu’elle colle au message véhiculé par un certain nombre de manga shônen. L’exemple le plus éloquent en la matière est sans doute celui de Naruto, manga mythique publié entre 1999 et 2014. L’histoire suit la vie d’un jeune garçon, rejeté de tous, marginalisé par son village, Konoha. À force de persévérance, de courage, et en s’entourant de nombreux amis, il réussit, après des années, à réaliser son rêve : être reconnu de tous, en devenant Hokage, le ninja le plus puissant et chef du village (entre deux, il y a plus de six cents chapitres, quand même…).

« Moi, juste un blavan dans une North Face comme Tobirama »

Nepal, Omotesando
Référence à Naruto, Tobirama étant le second Hokage

Ça ne vous rappelle rien ? De la marginalité au sommet. Il est indéniable qu’un procédé d’identification a pu s’opérer entre de nombreux rappeurs – enfance difficile, marginalisation, mise au ban de la société pour x ou y raisons (des thématiques présentes dans le rap) – et ces protagonistes d’épopées mythiques, les ayant accompagnés pendant toute leur jeunesse, et encore aujourd’hui parfois.

« J’suis d’retour, depuis six mois, j’m’isole
J’ai regardé « One Piece » huit fois, les 460 épisodes »

Orelsan, 2010
Référence au manga le plus vendu au monde, One piece, de Eiichirô Oda

D’un loisir, le manga est devenu un puissant vecteur d’éducation, à travers lequel nombre d’individus ont appris, puis intégré des valeurs fortes comme la solidarité, la persévérance, ou encore le sens de l’honneur.

« J’me ressens dans Berserk et ses passions »

Vald, Kid Cudi
Référence au manga Berserk de Kentâro Miura

Le rap français et les mangas shônen partagent une logique, une histoire et un message communs. Cela transparaît dans un nombre incalculable de textes, de manière plus ou moins affirmée. En se construisant l’un et l’autre au gré des péripéties et des critiques, tant sur le plan global que sur le plan individuel, ces deux univers ont lié leur destin, au point d’être aujourd’hui devenus, presque indissociables.