On s’attend au meilleur du blues ce soir à Vienne. Et pour cause, les artistes qui s’apprêtent à se succéder sur scène ne sont pas n’importe qui dans le milieu. Chacun vient avec son histoire atypique, sa sensibilité, sa patte musicale. Au moment où Shakura S’Aida démarre son spectacle, on peut déjà sentir l’énergie positive d’un public d’initiés, prêt à se laisser emporter par les riffs puissants et les voix envoûtantes des artistes du soir.

Shakura S’Aida : une grande dame sur scène

Elle est une voix devenue incontournable de la scène blues et quand Shakura S’Aida ouvre la messe, c’est dans une communion avec le public, invité à chanter sur des titres au blues authentique.

Shakura S’Aida sur la scène de Jazz à Vienne (crédit photo : Philippe Roumezin – Les Flous Furieux)

Ses chansons explorent les thèmes incontournables du genre, les peines de cœur et les douleurs et tracas du quotidien. Pour autant, la Canadienne n’a cessé de les explorer de façon autobiographique avec cette touche très personnelle et incarnée. Devant un public attentif et acquis à sa cause, Shakura S’Aida évoque alors l’une de ces histoires qui prennent aux tripes. Dans un français quasi parfait, elle parle de sa mère, activiste pour l’égalité des droits, la lutte contre les discriminations raciales et la promotion de la justice sociale dans les années 60 et lui dédie une chanson d’une pudeur attendrissante et d’une force épatante. Artiste accomplie et inspirante sur la scène internationale, elle est aussi une voix engagée, héritière des luttes et des valeurs transmises par sa mère. Cette dimension donne une épaisseur singulière à sa performance et à ses paroles, empreintes de messages de justice sociale et d’empowerment.

Une présence scénique époustouflante

Dans son spectacle, on découvre çà et là des influences plurielles, s’aventurant peu à peu vers le funk, la soul, le gospel, le RnB et l’americana, sans oublier des notes plus rock’n’roll que sa voix puissante sublime à merveille. Le mariage de ces esthétiques diverses est harmonieux. Au gré des chansons, on découvre une artiste à l’inspiration d’une grande vitalité, mais aussi un set énergique à la large palette de couleurs. On se prend à bouger la tête au son des guitares et aux vibrations de sa voix, parfaite incarnation de sa présence scénique tout à fait épatante. On pourrait rester là à l’écouter des heures, à boire ses mots qui tantôt glissent, tantôt accrochent dans cette bouche qui les polit puis les recrache comme autant de cicatrices et d’espoirs. Prêtresse à la robe blanche élégante, la chanteuse lâche prise pour nous embarquer. Nous voilà sur ses pas, dans une histoire qu’elle accepte de nous livrer sans états d’âme, avec tout à la fois douceur et intensité.

L’instrumentation est riche. Shakura S’Aida y incorpore des éléments classiques du blues et du soul, tels que la guitare électrique, les cuivres, et le piano. Les arrangements sont pensés pour cajoler et accentuer sa voix, créant des morceaux tranchants et puissants. Dans ce moment hors du temps au théâtre antique, les guitares, la basse et la batterie l’accompagnent.

Sur un morceau piqué par l’énergie du funk et les sonorités blues des guitares, la voilà qui sollicite de nouveau son public pour frapper des mains en cadence : noires puis croches. Elle y ajoute ensuite les chœurs ; avec elle, le public fait partie du spectacle, et l’interaction est une composante de sa musique. Alors, elle nous laisse pousser son hymne et elle s’incline. La soirée ne fait que commencer, et pourtant, déjà, le ton est donné.

Robert Finley : pour servir le blues

Introduit par ses musiciens, voilà l’un des barons du blues, à la carrière peu banale. Après plusieurs décennies de carrière semi-professionnelle et de pauses avec la musique, le bluesman est revenu définitivement sur le devant de la scène en 2016 avec son premier album, Age Don’t Mean a Thing, propulsant enfin sa notoriété à la hauteur de son immense talent.

D’entrée de jeu, on est immergé dans un blues robuste à la section rythmique basse batterie percutante. Et on découvre alors un sacré personnage : chapeau de cowboy vissé sur la tête et barbe caractéristique, une aisance vocale inattendue, dans les graves comme dans les aigus. Le musicien de 70 ans fait dans la plus pure tradition du blues. Les amateurs auront reconnu les influences du blues du Delta et du Sud des États-Unis, sur ses chansons explorant des thèmes intemporels sur la vie et l’amour. La guitare prend beaucoup de place dans son jeu slide et ses rythmes syncopés, parfait tremplin pour la performance vocale subjuguante de Robert Finley. Alternant entre voix rauque emblématique du blues et tremolo aigu, le natif de Louisiane épate son public.

Robert Finley et son chapeau de cowboy (crédit photo : Pierre Gouineau)

Même si son blues est pur, il le nourrit de soul et de rythm & blues, lui donnant une texture encore plus touchante. Et ce soir, au théâtre antique, il parvient à créer un moment d’intimité avec les spectateurs, confiant ses peines et ses angoisses. Car sa voix est emplie d’émotions, et elle plonge en chacun comme un torrent. Assurément, le talent de Robert Finley l’inscrit dans la droite lignée des grandes pointures du genre. Les histoires qu’il incarne sont personnelles ou universelles, évoquant la résilience, les luttes, la rédemption dans un style poignant qui embarque.

L’influence du gospel

Plusieurs passages évoquent des rythmiques tantôt bossa, tantôt soul, blues voire disco. On reconnaît un répertoire qui a marqué toute une génération et qui, ce soir, embarque le public de Vienne avec lui. « Fantasy » fait chavirer les spectateurs. Les mains tapent, le public danse et crie, comme subjugué par un spectacle qui monte en intensité au fil de la soirée. Le show ressemble à un medley qui ne laisse aucun répit, avec une fluidité dans l’enchaînement qui a fait la réputation d’Earth, Wind & Fire (l’authentique, mais pas l’inimitable, vous l’aurez compris). On reconnaît des hymnes célèbres servis à un auditoire amateur et friand qui ne cache pas son plaisir comme « Got To Get You Into My Life » ou « In The Stone »

Il faut voir à cet instant toute l’influence du gospel dans lequel Finley a baigné dans sa Louisiane natale. Les thèmes spirituels et les harmonies vocales apparaissent en motifs dans certaines de ses chansons, accentuant encore la sincérité qui s’en dégage. À ses côtés, sa choriste Christy Johnson le supplée avec beaucoup d’assurance pendant qu’il reprend son souffle. Et il reprend le micro, alternant rock’n’roll de pionnier, gospel puritain et blues enchanteur. On ne s’en lasse pas.

Loin de réciter une partition, Robert Finley ajoute de l’improvisation dans son concert, notamment dans sa performance vocale, renforçant l’énergie brute de ses chansons. Les solos de guitare ponctuent certaines de ses envolées lyriques et alors la magie opère. On se régale. Les groove marqués assurés par une solide section rythmique prennent aux tripes. Les lignes de basse et la batterie jouent leur rôle dans la dynamique du spectacle, et on se prend alors à danser sans bouder son plaisir.

On tend l’oreille pour chercher ce qui ne saute pas aux yeux. On décèle alors des sonorités rock, folk et country voire funk. Sa palette sonore est beaucoup plus large que ce qu’elle laisse paraître de prime abord, avec une influence certaine de la musique roots. Aussi traditionnel soit-il, le style de Finley n’en est pas moins le reflet de l’époque dans laquelle il évolue. A ce titre, son dernier album, Black Bayou, sorti en 2023, qui a vu le jour avec la collaboration de Patrick Carney (The Black Keys) ou encore du guitariste Kenny Brown, témoigne de cette modernité tout en respectant la tradition.

Après bientôt une heure de concert, le théâtre antique de Vienne semble conquis. Car Finley ne sait pas mentir : il transpire la sincérité des émotions qu’il transmet, des histoires qu’il véhicule sans retenir les mots. Après un dernier round et quelques cabrioles de son âge, le grand Finley conclut la séance. On n’a pas vu le temps passer.

Tribute to Calvin Russell : Manu Lanvin prend les commandes

On avait déjà vu Manu Lanvin en 2022 sur la scène de Jazz à Vienne et on avait été épaté par son blues décapant. Cette fois-ci, le voici de retour pour remplacer, au pied levé, un Popa Chubby souffrant et déprogrammé. Ce soir, il vient nous livrer un spectacle Tribute to Calvin Russell avec ses acolytes Beverly Jo Scott, Théo Charaf, Gérard Lanvin, Johnny Gallagher et Neal Black.

Calvin Russell, né en 1948 et décédé en 2011, a laissé une empreinte inaltérable dans l’histoire du blues. Connu pour sa voix rauque et son style mêlant rock, blues et folk, l’Américain au visage cabossé a composé une musique souvent marquée par des thèmes de liberté, de lutte et d’authenticité.

Le concert hommage démarre sur les chapeaux de roue dans une énergie folle. Il donne d’entrée de jeu la teneur d’un répertoire à la croisée du blues, du rock et de la country leadé par le généreux Manu Lanvin. Ce dernier, qu’on avait déjà pu apprécier en 2022, est définitivement imprégné de l’esprit du rock et du blues. Remarquable guitariste et songwriter, s’inspirant de diverses influences américaines et européennes, le musicien a cultivé un style énergique et passionné qui fait systématiquement le show sur scène. Ce soir, on s’apprête à retrouver cette certitude.

Le Tribute to Calvin Russell sur scène (crédit photo : Pierre Gouineau)

En début de concert, l’hommage à Calvin Russell prend encore plus des allures intimes à travers l’interprétation livrée par son beau-frère, David Minster. Dans une prestation très incarnée, le duo Lanvin/Minster fait chavirer les gradins du théâtre antique.

Le blues en grand vainqueur

Au fil du spectacle, toujours aussi convaincant, Manu Lanvin en impose par son charisme et son talent. Quand les guitares se mettent à crier, entre Manu Lanvin et son acolyte Neal Black, rien à dire, ça fonctionne. Et même très bien ! Derrière, l’assise basse batterie explosive prend toujours autant de place. La basse fait vibrer la cage thoracique même au sommet des gradins.

Plusieurs hymnes de Calvin Russell sont entonnés comme « Shadow Doubt », « Trouble » ou encore « Baby I Love You » avec ce même souci d’authenticité et de respect pour la mémoire de Russell. Alors, c’est le père de Manu Lanvin, Gérard Lanvin, qui monte sur scène pour interpréter « 5M² », dont il est lui-même l’auteur des paroles en français.

Les titres s’enchaînent, parfait panorama de ce répertoire exceptionnel qu’a laissé Russell. Johnny Gallagher prend le chant, puis c’est le tour du jeune et talentueux lyonnais Théo Charaf pour une chanson d’une grande douceur, « Nothin’ Can Save Me ». Sa voix nous transporte, elle nous caresse le cœur. Il y a de quoi être ému.

Et Beverly Jo Scott est intronisée sur la scène de Jazz à Vienne par Manu Lanvin pour interpréter « Crossroads » et « Ain’t Leaving Your Love ». Dès les premières notes, sa voix enchanteresse, au timbre chaleureux et rugueux, fait mouche. Les émotions qu’elle diffuse sont d’autant plus puissantes. On peut même voir Neal Black à l’accordéon. Le public applaudit vivement cette prestation de haute volée.

Le spectacle se termine en apothéose avec « Wild Wild West » et le retour d’un Manu Lanvin agressif, à la voix rauque puissante. Comme à son habitude, il ne s’économise pas sur scène proposant même un solo de guitare électrique et déjanté. Avec un blues brodé de rock bien trempé, Lanvin peut librement exprimer son style. Cet homme là est né pour la scène et, ce soir, lui et ses acolytes ont rendu un hommage vibrant à Calvin Russell que les festivaliers ont pleinement embrassé. On remet ça l’année prochaine ?