Il n’est pas rare de voir des rappeurs français provoquer l’ire des politiques et autres personnalités publiques. En général, ce « privilège » est réservé aux plus grands, à ceux dont les mots gênent moins que leur écho. Ainsi, le Ministère A.M.E.R et son mythique « Sacrifice de poulet » enregistré pour la BO de La Haine en 1995, fut le premier cas présentant des rappeurs devant la justice. Condamnation pour « incitation au meurtre », 250 000 francs d’amende (environ 38 000 euros) et une séparation, le groupe a payé très cher ces quelques mots posés sur une instru.

Mais c’est dans les années 2000 que le rap va devenir un véritable sujet politique. Ou du moins, un cheval de bataille de l’UMP. Sarko avait porté plainte contre Hamé, membre de la rumeur, en 2002, puis contre Sniper, qui avait défrayé la chronique avec son célèbre et polémique « La France », un an plus tard. Relaxes. Le député François Grosdidier s’était quant à lui essayé à un projet de plus grande envergure : une plainte collective, portée à l’aide de 201 parlementaires, contre 7 groupes et artistes accusés de « légitimer (…) l’incivilité, au pire le terrorisme ». Il en avait fait de même un an plus tard avec Monsieur R., pour « outrage aux bonne mœurs ». Relaxes.

Les prédécesseurs des Républicains essayèrent alors de combattre cette mauvaise herbe sur le terrain judiciaire. En 2005, ce même Grosdidier proposa une loi consacrant le « délit d’atteinte à la dignité de l’État et de la France », afin de pouvoir sanctionner les futurs outrages de ces délinquants à la plume. Rejetée. Mais la palme d’or revient à Michel Raison, député UMP de Haute Saône qui, en 2011, demanda au Ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand le contrôle de « certaines œuvres » et du « rap issu de l’immigration ». Racisme + censure, un poil totalitaire tout ça.

Infinit’ a lui aussi eu droit à son quart d’heure de gloire. En 2014, le MC sudiste sort un extrait de son deuxième projet, Plusss, qui sortira en 2015. Cet avant-goût, intitulé « Christian E. », est un vibrant hommage au maire UMP de Nice, M. Estrosi. Il réalise même une seconde version du morceau, invitant une horde prestigieuse de rappeurs à exprimer tout le bien qu’ils pensent de « Criri ». Ainsi, Nekfeu, Alpha Wann, Greg Frite, Alkpote et un certain nombre d’autres aristes viennent poser leur couplet sur un morceau devenu mythique et qui fit connaître son auteur principal au-delà des frontières du rap. En effet, Christian Estrosi décide de porter plainte pour diffamation. Condamné à 1500€ d’amende en première instance, Infinit’ est relaxé en 2016. À l’image de la plupart de ses comparses, avant et après lui.

Dans le sillage d’Alpha Wann

Parlons musique, désormais. En 2015, Infinit’ sort donc de l’anonymat mais sa carrière a du mal à décoller. Ce n’est pas faute de talent pourtant. Membre de Don Dada, label de prod créé par Alpha Wann et le beatmaker de 1995 Hologram Lo’, reconnu comme un excellent kickeur, ses scuds affutés, qui ne ménagent ni les politiques, ni les faux caïds, font souvent mouche. Il a déjà d’ailleurs collaboré avec Flingue sur le titre « Parle moi de bénef’ » de l’EP Alph Lauren.

Amateur de zeb, attiré par la fame et les gros sous, il n’en oublie pas pour autant les grands thèmes de l’egotrip. Et puis, caractéristique qu’on n’accole pas fréquemment aux MCs, Infinit’ a un côté décalé, voir marrant, sans en faire sa marque de fabrique. Sa phase « On va manger comme des rois, du jamais-vu comme un manchot édenté qui s’en mord les doigts » sur « Le Tour » continue de me provoquer des crises de rire à chaque écoute. Mais malgré des collaborations prestigieuses (avec DJ Pone, notamment, sur le titre « Sud Est » sur l’EP NSMLM), une technique au-dessus de la moyenne, un flow très personnel et la patte Don Dada sur chacune de ses prods (réalisées par Hologram Lo’, VM et toute la clique), il ne jouit pas du succès qui lui est dû de droit. Ça vous rappelle quelqu’un ?

En 2018, Infinit’ sort, à 30 ans, son quatrième projet. En presque-loubard du rap game, indubitablement validé par ses pairs en attendant la reconnaissance du public, l’Antibois modifie un peu « la recette » : un peu plus d’autotune, des couplets et des refrains davantage chantés (même si on l’avait déjà vu dans ce registre), un gros feat avec Caba et Jean Jass, mais toujours la Don Dada touch en ce qui concerne les prods. Et puis, bien évidemment, apparaît Alpha Wann sur « Vivre Bien », plus gros succès de l’EP.

2018, une année qui va contribuer à rapprocher les deux artistes. Comme s’il l’avait adoubé et le considérait prêt à collaborer avec lui, Alpha fait en retour bénéficier de son exposition à son pote en lui laissant un morceau entier sur son premier album UMLA. Un grand honneur quand on sait qu’Alpha avait bazardé le couplet de Nekfeu sur le morceau « Langage Crypté ». Infinit’, lui, a eu droit de faire son « Tour » sur la tracklist, pour un morceau monstrueux, loin de faire tâche au milieu de ce chef d’œuvre rapologique, et qui aura même marqué le monde du rap. En effet, la phase « J’écoute Cactus de Sibérie dans le brabus de Ribéry » a donné lieu au « Infinit’ challenge », lancé par Mehdi Mezaï du No Fun Show, consistant à remplacer l’album de MC Solaar et la voiture du footballeur par deux autres propositions semblables. Pêle-mêle ça donne ça :

Tous deux très confidentiels dans leur approche de la musique, attachés à la qualité plutôt qu’à la quantité, les deux artistes deviennent inséparables. Au point qu’Alpha offre une nouvelle aubaine au seul autre MC de son label : celui de faire sa première partie sur l’UMLA tour, dont chacune des dates fut sold out. Comme quoi on peut avoir un public fidèle et nombreux sans faire les top charts. Une exposition dont n’aura pas manqué de se nourrir le sudiste, qui joue notamment à l’Olympia ou à la Cigale.

Et puis, quelle meilleure rampe de lancement quand on a pour projet de sortir son premier album ? Le timing est parfait (si on met de côté l’épidémie de Covid et ses fâcheuses conséquences), puisque Ma vie est un film II sort alors que le rappeur connait un gros pic de popularité dans le milieu. La fan base d’Alpha devient aussi la sienne.

Entre mélodie et rap brut

La promo avait été, il faut le dire, bien réalisée. Un freestyle couvre-feu sur OKLM qui a mis tout le monde d’accord en janvier, un freestyle, « 113 », lâché en février avec Alpha, puis en mars, un extrait intitulé « Cigarette 2 haine », écho au titre « Cigarette 2 joie » paru en 2013 sur son premier projet, Ma vie est un film. Philly Flingue est à chaque fois de la partie. Une façon de boucler la boucle tout en faisant étalage des progrès accomplis. Car outre le clip simpliste mais foudroyant d’efficacité, la prod’ est somptueuse, et le passe-passe des deux larrons d’une technique sans précédent. L’intervention d’Infinit’ afin d’interrompre Alpha pour un « flash info », c’est tout simplement du jamais vu dans l’histoire du rap français (jusqu’à preuve du contraire, bien sûr), au même titre que l’emploi de la deuxième personne du pluriel du passé simple. Ces gars-là ne rappent pas, ils créent.

« C’est dans le présent que nous flexons, déjà dans le passé nous flexâmes »

Sorti le 27 mars dernier, l’album se compose de 14 titres laissant place à l’éclectisme. Le morceau introductif, « d’En Bas », joue très bien son rôle d’incipit. Infinit’ y présente son ambition et son accomplissement progressif, du bas vers le haut, sur une instru douce agrémentée d’un refrain chanté. Une fois les présentations faites, la technique reprend très vite le dessus sur le second morceau « J’y vais », avant de céder à nouveau sa place à la musicalité sur « Programme ».

Une alternance qu’on retrouve tout au long d’un album riche en featurings. Deen Burbigo s’invite sur « Médecine », dont on vous laisse deviner le thème, Gros Mo sur « On s’connaît pas », Barry et Veust sur « J’y vais », alors qu’Alpha fait une seconde apparition sur un morceau qui lui est dédié, « UMLA Tour », en compagnie de K.S.A, avec qui il avait déjà collaboré sur le mystique « Courchevel ». Enfin, sur « Pensées », le son « love » de l’album, Infinit’ fait de la chanteuse Yeshe l’objet d’une passion crue et partagée.

L’influence d’Alpha est bien présente. Le flegme palpable de « Téléscope » rappelle à s’y méprendre celui dont Phaal fait preuve dans « Protocole », sur l’EP Alph Lauren II.  Sur « Redbull », l’un des meilleurs morceaux de l’album, dont les rythmiques funk donneraient presque envie de quitter la France pour la Nouvelle-Orléans, le flow et l’écriture d’Infinit’ sont plus que jamais proches de ceux du Don.

La pépite

C’est un avis très personnel, bien sûr, mais outre la bombe que constitue « Cigarette 2 haine », « 1.5 » a sûrement mis tout le monde d’accord. Sur un bijou de prod aux accents asiatiques, la flûte de pan embrasse un beat parfaitement calibré, créant une exquise sensation de légèreté. Les conditions parfaites pour qu’Infinit pose un texte d’une finesse technique absolue, tout en variation et truffé de références (big up à Yoshimitsu pour les amateurs de Tekken). Un egotrip pur et dur, mais une alchimie artistique à laquelle les beatmakers du Don Dada Records ne sont pas étrangers…

Bilan

Infinit’ a montré qu’il était un artiste complet, capable de se fondre dans un style plus mélodique, sans autotune outrancier et inutile, sur lequel on l’avait déjà aperçu. Ce premier album, au format forcément plus large que ses précédents EP, lui a permis de faire étalage de sa palette, et d’offrir une portée plus large à un flow modulable qui gagne à être davantage connu que ce que les charts ont laissé entendre. Cependant, comme pour le Don, ce sont l’indépendance et la liberté artistique qui priment sur les chiffres. D’ailleurs, si ce dernier l’a indiscutablement influencé, le prince d’Antibes n’est pas tombé dans le piège et est parvenu à garder une identité qui lui est propre.

Infinit’ a une capacité assez rare : celle de faire des phases marquantes et tranchées. Le plus dingue, c’est qu’on observe encore des progrès au niveau technique alors que l’alter-ego d’Alpha était déjà loin d’être le dernier dans ce domaine. Ainsi, ce dernier ferait bien de se méfier, car sa couronne de kickeur le plus habile du game pourrait finir par être mise en péril…