Il est difficile de se frayer un passage tant le théâtre a fait le plein. Véritable attraction de cette 43e édition, Caravan Palace a eu du succès. Pourtant, celui qui donne le coup d’envoi est lui aussi un monstre dans son registre. On s’installe pour le début de l’expérience musicale.
Krakauer et le Tagg’s Good Vibes Explosion! régalent
Ce soir, le théâtre antique a fait le plein et le soleil est de la partie. Sur scène, un joyeux mélange prend place. Autour du clarinettiste David Krakauer, c’est tout un amalgame d’instruments et de sonorités électroniques qui s’emploie à ce que la soirée soit belle.
Grand rénovateur de la clarinette klezmer, David Krakauer nous invite à une « Mazel Tov Cocktail Party ». Dans cet étonnant orchestre, on retrouve le trombone de Fred Wesley, les samples de DJ Socalled, le bassiste de jazz Jerome Harris, la chanteuse et rappeuse Sarah MK, le percussionniste iranien Martin Shamoonpour et le guitariste Yoshie Fruchter. A travers des airs festifs et entonnés jusqu’à la flûte à bec (à trois flûtes à bec, parce que le spectacle est total bien que déroutant), le concert est une expérience originale. On ne sait plus trop ce qu’on est venu voir, mais on se retrouve absorbé par cette démarche loufoque, et un peu expérimentale par la même occasion. Alors on se prend à sourire puis à taper des mains : le Tagg’s Good Vibes Explosion a réussi son coup.
Dans son costume trois pièces, David Kraukauer mène sa troupe à la baguette. Et l’expérience sonore qui en résulte dépasse toutes les attentes d’un public qui se laisse amuser par les instruments qu’il découvre au fur et à mesure, et par les tours concoctés par la troupe. Mais l’Américain a aussi l’intention de transmettre ses messages, et son vœu d’un monde où « on peut tous vivre ensemble », dans un français impeccable, sert d’introduction à un morceau mêlant clarinette délicate, piano mélodieux, dignes d’un bon dessin animé, et agressivité soudaine. Le contraste est saisissant, et un peu déconcertant.
Un orchestre klezmer un peu loufoque
En combinant des éléments de jazz, de klezmer, de funk et d’électro, David Krakauer entreprend une véritable fusion des genres. De très nombreux instruments sont utilisés comme l’accordéon, la guitare, le piano et des percussions les plus méconnues. Chaque chanson est une nouvelle découverte. La virtuosité du clarinettiste est stupéfiante. Son jeu énergique démontre une grande dextérité qui lui permet de se lancer dans des improvisations complexes et expressives. Les textures qu’il crée sont surprenantes. Le mieux, c’est que le groove est bien présent grâce à une section rythmique fidèle à ses principes. Et tout ce petit monde s’agite habilement pour livrer une musique qui semble convaincre les gradins du théâtre antique.
Soudain, on reconnaît Klezmer Karnival, et une danseuse entre en scène. C’est le bouquet final. Mais même dans ce moment plus familier du spectacle, on retrouve la volonté immuable de Tagg’s Good Vibes Explosion d’explorer les genres et les sonorités. Le spectacle est une fête. Sur cet arrière-plan de tradition, les musiciens intègrent des éléments de modernité dont la musique électronique est le symbole. Si la musique de David Krakauer est profondément enracinée dans le klezmer, son génie réside dans le fait d’y incorporer des éléments de musique classique et de jazz contemporain tout en s’ouvrant à d’autres influences de musiques du monde.
Face à ce monstre d’ingéniosité, on se sent décidément tout petit.
Caravan Palace prend les commandes du dancefloor
Véritable attraction de cette édition 2024 de Jazz à Vienne, Caravan Palace fait son entrée sur la scène sous un tonnerre d’applaudissements avec son célèbre titre « Lone Digger ». Le théâtre s’enflamme déjà, et c’est parti pour 1 heure et demi de show dont on sait déjà qu’on ne sortira pas indemne.
Avec son électro swing festif, élevé aux beats électro, à la guitare manouche et au groove, Caravan Palace sait révéler des ambiances de soirs de fête. Et malgré une jambe en moins après une mauvaise chute trois jours plus tôt au festival Blues Passion de Vence, la chanteuse Zoé Colotis use de sa voix sans rechigner pour faire le show. Traitée avec une ribambelle d’effets, parfois mélodieuse, d’autres fois accrocheuse, elle guide la performance du groupe. En live, c’est exceptionnel : le groove est puissant, grâce à une pulsation lourde, des lignes de basse funky et une section de cuivres tantôt pêchu, tantôt dans les graves. Lucas Saint-Cricq, au saxophone ténor, peut même nous gratifier d’un solo dynamique, à l’image du show dans son ensemble.
A l’origine, le groupe s’est fortement nourri du jazz manouche de Django Reinhardt. C’est sa fusion avec des éléments de musique électronique et de swing des années 1930 qui a généré l’ADN musical de Caravan Palace. Ces dernières années, le groupe a évolué, intégrant des influences pop, soul et même rock à ses chansons. Et sur scène, Caravan Palace ne fait pas dans la demi-mesure : ça tranche, avec un répertoire sophistiqué mais accessible et dansant. D’ailleurs, en 2008, quand le groupe sort son premier album, c’est la fin d’une ère, celle de l’électro jazz, qui vient de connaître l’une des périodes les plus prolifiques de son histoire. Et à rebours de la musique plus sombre de nombreuses formations du genre, Caravan Palace révèle un registre beaucoup plus joyeux, parfois euphorique, et quoiqu’il en soit toujours festif. En intégrant des échantillons sonores de la musique des années 1920 et 1930, Caravan Palace perpétue une ambiance qu’il renouvelle, étirant le genre jusqu’au bout de la nuit.
Une fusion d’instruments et de sonorités
L’instrumentation est toujours aussi intéressante, avec un alliage de percussions électroniques et traditionnelles, une section de cuivres et des synthétiseurs transformant le théâtre antique en dancefloor. La formation intègre aussi du violon ou encore de la clarinette. Scénographiquement, c’est bien fait, lumineux et à base de lignes verticales, horizontales et diagonales dans un style rétro futuriste. Le rendu sur scène est immersif et énergique, l’expérience visuelle et auditive est totale et l’ambiance ne redescend pas d’un iota.
On le savait, la fusion d’un style vintage et d’éléments d’une grande modernité sonore fonctionne très bien, mais en live, c’est encore plus frappant. Dans les gradins, tout le monde danse, les plus jeunes comme les doyens. A plusieurs reprises, on surprend le groupe s’aventurer sur le terrain du hip hop et de la house. Avant de revenir à un swing égayé par le talent époustouflant de Zoé Colotis.
On est bien face à un groupe de performeurs, et le spectacle est total : le public est comblé. Avec des arrangements complexes et survoltés, il n’y a pas vraiment de place pour l’ennui. On en prend plein les oreilles. Chaque séquence est l’occasion de poursuivre la fête. Alors le public danse et tape dans les mains pour accompagner l’énergie débordante de la formation.
La fin du concert se rapproche et on entend plusieurs classiques du groupe comme « Suzy ». Le répertoire est déjà d’une grande richesse, mais il est sublimé par les arrangements du live qui lui donnent beaucoup d’épaisseur et de coffre.
Il est minuit, c’est l’heure de conclure. Le théâtre est debout pour saluer le groupe qui l’aura fait danser toute la soirée. Et Zoé Colotis de lancer : « Soyez le directeur, le réalisateur, le producteur et l’acteur de votre film. Soyez heureux. » Prenons-en de la graine !