En ce second soir à Jazz à Vienne pour Spectre, tous les voyants sont au vert. Place à des découvertes comme on les aime, faites de jazz aux influences plurielles et au groove toujours aussi séduisant. La température est idéale et la vue toujours aussi sublime du haut des gradins. Et même si quelques nuages surplombent le théâtre antique, Liniker n’est pas perturbée au moment de monter sur scène.
Liniker, révélation de la scène pop afro-brésilienne
D’entrée de jeu, on est subjugué par la prestance de cette artiste dont on dit le plus grand bien. Dans un style mêlant les influences samba et la force d’une soul étonnante pour produire un groove afro-brésilien, Liniker installe une relation de l’ordre de l’intime avec un public très vite frappé par la profondeur de sa voix, alternant entre suavité, grave et falsetto.
Sous ses airs fantasques et perchés, la jeune brésilienne trans de 28 ans distille des mélodies emplies d’une sensibilité très mature. Elle y dévoile une part d’intimité troublante de sa propre quête identitaire, révélant une dimension politique universelle portée par la force de chansons envoûtantes. Sur ces rythmes aux accents pêchus et enthousiasmants, Liniker récite ses peurs, ses angoisses, ses succès, ses rires. Pour l’accompagner sur scène, une saxophoniste la supplée dans des envolées lyriques, parfaitement suivie par une guitare assez funky.
« Les gens me demandent toujours quand est-ce que je vais faire de la musique politique. Mais une femme noire et transgenre qui écrit des chansons d’amour, et qui chante face à des foules dans tout le pays, et même dans le monde, c’est déjà très politique. »
Liniker en 2019 dans un entretien accordé au magazine britannique Dazed
Puis vient un slow où la voix suave, assise sur une structure rythmique de haute volée chatouille les oreilles des spectateurs. Dans une pop afro-brésilienne largement portée par la soul, Liniker récite un répertoire sur courant alternatif partitionné entre moments planants et groove énergique. On apprécie la simplicité dans les partis pris rythmiques qui permettent à la mélodie de pleinement s’exprimer. Et Liniker nous réserve une chanson en duo avec son guitariste, comme un hommage à ses racines brésiliennes.
Et alors, comme on s’y est habitué depuis le début du concert, la voici qui relance la soirée dans une bossa énergique au groove affirmé par la basse et la batterie.
La batterie sensible
Voilà que Liniker se met en retrait. Et c’est le batteur qui s’empare du micro, tout en restant derrière son instrument, faisant la démonstration d’une voix agile et poétique, montant très haut dans les aigus, parfait écho à une chanteuse qui met à l’honneur ses musiciens bourrés de talent.
Le concert file vers une fin proche, l’issue d’une romance à Jazz à Vienne dans laquelle Liniker a mis autant d’amour, au moins, que le public en demandait.
Snarky Puppy déborde d’improvisation
Sur la scène du théâtre antique ce soir, ils sont venus en force. Dix musiciens annoncent la couleur dès les premières notes avec un groove assassin initié par une section rythmique ravageuse. Le batteur installe un beat solide bien agrémenté d’un zeste d’originalité avec le percussionniste d’abord solitaire mais rejoint dans les minutes suivantes par 3 autres compagnons de route sur son stand imposant, véritable caverne d’Ali Baba.
Assurément, les premières minutes nous donnent à apprécier toute la palette artistique de Snarky Puppy. Savant et audacieux mélange de genres et d’influences, le collectif est devenu incontournable sur la scène internationale en redorant le blason du jazz instrumental sans se fixer de barrières. Les instruments sont aussi innombrables que les influences convoquées : le saxophone, la trompette, la flûte traversière, les claviers, la basse, la guitare, les percussions et la batterie opèrent en bande organisée face à un public déjà conquis, et assurément connaisseur. Car les sonorités distillées parlent d’abord aux amateurs de jazz qui y reconnaîtront un grand nombre de références à des musiciens de classe. Après quelques instants de spectacle, on entend « Bet », l’un des titres phares de la formation et on tend l’oreille pour ne pas en perdre une miette.
Le leader et bassiste, Michael League, évoque notamment Robert Glasper, monument de la scène jazz actuelle. C’est vrai qu’on reconnaît çà et là, dans les moments les plus calmes, une tendance expérimentale où le collectif n’a pas peur de laisser venir, de prendre le temps de creuser la musique, de chercher le son, de le raffiner au grain d’une trompette ou d’un saxophone mais toujours à l’instigation d’une section rythmique affirmée et lourde. La basse ressort énormément, au même titre que la batterie jouée par un musicien à la frappe franche. Le concert est un panorama du jazz du XXIè siècle, un séduisant attelage entre un jazz exigeant, extrêmement pointu et parfois à la limite de l’expérimental et une musique énergique et très festive. Tout ceci s’exécute magistralement selon la méthode d’un jazz improvisé, rendant chaque concert unique.
Itinéraire d’un jazz d’improvisation nourri d’influences plurielles
Les mélodies produites sont parfois assez insaisissables en transgressant malicieusement tous les codes par la richesse de leur orchestration. La guitare adopte des riffs aux accents funky, ce qui n’empêche en rien la chanson de redescendre en intensité. La basse sature et évoque le style d’un certain Marcus Miller, ce qui est tout sauf un hasard de calendrier alors que le roi de la basse a joué deux soirs plus tôt dans le théâtre antique le plus célèbre de France.
Le collectif exprime aussi une appétence certaine pour le hip hop dont on voit poindre, en fil rouge, les accents les plus bruts et significatifs du genre. A tout de rôle, chacun y va de son solo comme d’une carte blanche où seul le jazz est un trait commun. A plusieurs reprises, c’est d’ailleurs dans les solos de saxophone, de trompette, de guitare, que réside le jazz tandis que le reste des musiciens sur scène est tout entier concerné par la production d’une assise tantôt groove, tantôt soul, tantôt hip hop, parfois même autre chose. La chimie magique du collectif accouche de ce jazz fusion innovant et précurseur.
Il n’y a pas à dire, on aime, on profite, on jubile, on se laisse bercer, aussi. Au son d’une flûte traversière délicate et soyeuse, d’un piano virtuose et de cymbales et percussions évasives, le collectif nous réserve une séquence planante extrêmement poétique. Ceci avant de revenir à un groove énergique emmené par un batteur déchaîné au sortir d’un solo épatant, où il a poussé la structure rythmique dans ses retranchements à coups d’équivalences et de breaks dévastateurs. Les accents cuivrés viennent embellir des titres conquérants à l’atmosphère unique, fruit d’une introspection collective dans les tréfonds du jazz.
Alors, quand il faut se résoudre à clôturer le show, Michael League n’oublie pas de présenter un à un ses compagnons de route avant un dernier morceau. Pour la dernière fois de la soirée, les basses nous font vibrer la cage thoracique et on se laisse aller, pleinement, simplement, dans cet océan mélodique. Snarky Puppy surnage et rien n’arrête ses membres dans cette ode à un jazz instrumental décomplexé et gonflé à bloc.
Il est 23h40, et le public en veut encore. C’est le moment choisi par le groupe pour dégainer « What about me? », un titre au groove puissant et à l’ingéniosité rythmique et mélodique caractéristique de ses géniteurs. L’acclamation est immense, à la hauteur du talent de ces musiciens-là. Et alors que le public commence à regagner la sortie, des notes pointent le bout de leur nez pour un ultime rappel cette fois-ci beaucoup plus intimiste. Une ultime fois, le public se met à chanter et le théâtre de Vienne s’embrase dans un morceau tonitruant. Alors que les musiciens saluent le public, la foule entonne cet air fédérateur. La soirée touche à sa fin, on sait de quoi les rêves de chacun seront teintés cette nuit après pareille expérience.