L’arroseur arrosé
“La privation de ma liberté me cause une profonde tristesse pour mon épouse, ma famille et les Colombiens qui pensent encore que j’ai fait quelque chose de bien pour la patrie” a réagi l’ancien chef d’État sur twitter, suite à son arrestation.
Originaire d’une famille fortunée de Medellin, le sénateur Álvaro Uribe, chef d’état de la Colombie de 2002 à 2010, a toujours eu le soutien de puissants narcotrafiquants et a activement participé au développement de groupes paramilitaires. Le chef de file du parti Centre démocratique, le parti actuellement au pouvoir et appartenant à la droite conservatrice, est assigné à résidence à titre préventif le temps de la durée de son procès pour subordination de témoin.
L’histoire avait pourtant commencé tout autrement: l’ancien président poursuivait en justice un opposant de gauche Ivan Cepeda qui enquêtait d’un peu trop près sur ses liens avec des groupes paramilitaires. Le défenseur des droits de l’homme sera relaxé en 2018 et mieux, la Cour suprême ouvre une instruction contre le chef d’état pour fraudes dans la procédure. Jusqu’alors réputé intouchable, Álvaro Uribe fait l’objet de pas moins de 17 plaintes auprès de la Cour suprême de justice pour crimes d’état, écoutes illégales, corruption, collusion avec des groupes paramilitaires.
Les faux positifs
Alvaro Uribe est soupçonné d’avoir accéléré des mécanismes d’exécutions extrajudiciaires durant son mandat, appelées “faux positifs” (“los falsos positivos”). 97% des exécutions extrajudiciaires auraient été commises durant son mandat. À cette époque, le pays est secoué par de violents affronts entre guérillas, paramilitaires et militaires et le président promet le démantèlement des guérillas, en particulier de celle des Farc (Forces armées révolutionnaires de Colombie). Issu de la droite conservatrice, Alvaro Uribe avait promis dès le début de son mandat d’éradiquer les mouvements de révolution marxiste du territoire colombien et s’était fortement opposé aux accords de paix avec les Farc, qui seront finalement conclus en 2016 sous le mandat du président Juan Manuel Santos. En 2005, le gouvernement de Uribe met en place une prime sur la tête de chaque guérillero tué par l’armée, dit “positif”, et des objectifs précisément chiffrés à atteindre. Cette prime encourageant les crimes d’état pouvait rapporter 1000 euros par militaire et était assortie de congés supplémentaires.
L’armée, aidée de paramilitaires, procède ainsi au “recrutement” de personnes vulnérables comme des sans-abris, des personnes handicapées ou encore des jeunes venant de milieux très modestes qui sont par la suite assassinées puis “déguisées” en guérilleros morts au combat. Pendant une vingtaine d’années, l’armée cautionne ces assassinats faisant environ 6000 victimes selon la justice colombienne, plus de 10 000 selon un ancien colonel de police. En Colombie, l’affaire connaît un retentissement médiatique important suite à des clichés sur lesquels figurent les corps des supposés guérilleros abattus par l’armée, avec des vêtements trop grands, des bottes neuves ou inversées. Il y a aussi ces militaires exécutés pour avoir refuser de suivre les ordres. Une partie des responsables militaires ont été condamnées en justice pour ces assassinats, selon le gouvernement plus de 1000, mais le fait est que l’armée colombienne a conservé une politique du chiffre et encourage encore l’association avec des bandes criminelles.
Un sujet qui divise la société colombienne
À la fois profondément haï pour son rôle dans le scandale des faux positifs et profondément admiré pour le démantèlement des guérillas, Álvaro Uribe fait partie de ceux qui divisent. Loin de faire l’unanimité, son arrestation a déclenché concerts de casserolas pour les uns et défilés de grosses voitures aux vitres teintées pour les autres. Selon un sondage de Colombia Opina, 53% des colombiens appuieraient la décision de la Cour suprême.
Le président actuel et successeur idéologique de Álvaro Uribe, Ivan Duque, a réaffirmé son soutien au sénateur et par la même occasion son mépris pour l’indépendance de la justice en affirmant “je suis et je serais toujours convaincu de l’innocence et de l’honorabilité de celui qui, grâce à son exemple a su trouver sa place dans l’histoire de la Colombie”.
Ivan Duque, qui fait lui-même l’objet d’une enquête pour financement illégal de campagne électorale, est un fervent opposant aux accords de paix signés avec les Farc en 2016, à l’instar de son mentor qui les trouvait trop cléments envers le groupe armé. Les “uribistes” n’acceptent pas de voir d’anciens guérilleros siéger au Parlement et en font un argument majeur contre l’application des accords de paix. Le président a réaffirmé ses projets de réforme de la justice à l’occasion de son discours de mi-mandat. Cette dernière impliquerait notamment l’unification des hautes cours de justice créées par la Constitution de 1991 sans pour autant toucher à la JEP (juridiction spéciale pour la paix).
Les organismes de défense des droits de l’homme et des associations citoyennes comme Mafapo (Madres de los falsos positivos) ont salué l’arrestation de l’ex-chef d’état, tandis que certains regardent vers la Cour pénale internationale dans l’espoir d’un procès pour crimes contre l’humanité.
Bien que la décision redonne l’espoir de voir les crimes du conflit armé traduits devant la justice, le procès en perspective menace un peu plus l’application des accords de paix, dans un pays où la pandémie a aggravé les inégalités socio-économiques, comme dans beaucoup d’autres pays d’Amérique latine.
Pour mieux comprendre les enjeux des accords de paix de 2016: