Kévin Gonot, Léonard Lopez, Mustapha Merzoughi, Salim Machou, Fodil Tahar Aouidate, Yassine Sakka, Karam El Harchaoui, Brahim Nejara, Vianney Ouraghi, Mourad Delhomme, Bilel Kabaoui. Les noms de ces onze hommes ne vous évoque peut être rien. Ils sont pourtant au cœur de l’actualité diplomatique française de cet été. Depuis le lundi 3 juin 2019, ces ressortissants français sont dans le couloir de la mort en Irak pour appartenance à une organisation terroriste, ainsi que pour participation à des actes terroristes. Ces condamnations divisent, déchirent même, une opinion publique en proie au ressentiment et à la haine envers ces « traîtres à la nation ». Face à cette question des plus complexes, le gouvernement ne semble plus savoir sur quel pied danser, au risque de trahir un certain nombre de principes fondamentaux de notre République.
Les faits
Rappelons les faits. Entre le 26 mai et le 3 juin, les procès se sont succédés en quatrième vitesse à Bagdad, afin de juger les ressortissants étrangers présumés coupable d’exaction en lien avec une organisation terroriste. Bien que l’implication de ces onze hommes soit de degrés différents, tout comme leur propension à exprimer des remords, quand le jugement tombe, tout le monde est logé à la même enseigne. De toute évidence, leurs actions sont hautement préjudiciables, et doivent être traitées avec une extrême sévérité. Au-delà de cet état de fait néanmoins, il est indispensable de questionner la manière dont ces sentences ont été rendues, ainsi que la position de la France, pays ayant aboli la peine de mort depuis 1981, vis-à-vis de cette question épineuse.
La France interpellée par les Nations Unies
Première interrogation. La France a-t-elle agi dans l’ombre pour ne pas avoir à assumer la responsabilité juridique de ces propres citoyens, coupables de la barbarie la plus absolue ? Agnès Callamard, rapporteuse de l’ONU, en est convaincu, au point d’interpeller directement les autorités françaises dans une lettre officielle. Mi-octobre, le YPG (Unité de Protection du Peuple, en kurde : Yekîneyên Parastina Gel : faction armée kurde de l’armée rebelle syrienne), a déclaré qu’ils ne souhaitaient pas juger les ressortissants étrangers affiliés à Daesch, retenus prisonniers sur place. De fait, ni la zone kurde de la Syrie, ni le reste du pays ne disposent actuellement d’institutions judiciaires fiables pour juger ce type de criminels. La réaction de la Russie ne s’est pas fait attendre, et très vite, quinze ressortissants russes sont exfiltrés.
La France, elle, semble avoir opté pour une autre stratégie, au mépris des traités de droits international dont elle est signataire. Les autorités françaises auraient agit dans l’ombre afin de faire transférer sept ressortissants, de la Syrie vers l’Irak. Problème, cela va à l’encontre de leurs engagements internationaux, dans lesquelles la France s’engage à ne transférer aucun ressortissant vers des pays où la peine de mort est encore en application. « L’implication de la France me paraît crédible, si ce n’est très crédible, au regard des éléments qui m’ont été apportés, aussi bien les récits des djihadistes présumés à leurs familles et avocats, qui disent avoir vu des officiels français lors de leur transfert, que ceux de plusieurs sources sans rapport entre elles en Syrie et en Irak », explique au Monde Agnès Callamard, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires. De plus, Mediapart révèle début juin que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) recommandait au chef de l’État que l’opération d’expulsion en Irak se fasse « sans l’intervention visible de la France », « la main de notre pays » ne devant apparaître en aucun cas…
« Equitable » avez-vous dit ?
Seconde interrogation. Les procès ont-ils été équitables ? Selon Jean-Yves le Drian, ministre des Affaires Etrangères, oui. Cette affirmation constitue l’argument d’autorité du gouvernement pour justifier la « judiciarisation » de ces propres ressortissants dans un pays étrangers. Une réponse sans nuance qui entre en contradiction avec la parole d’une partie des avocats des accusés, et des avocats des familles des condamnés. Une rapporteuse des Nations Unies souligne également le caractère inéquitable de ces procès, en pointant du doigt des manquements en termes de droit à la défense et d’impartialité. A noter aussi qu’une partie de ces procès ont duré à peine une trentaine de minutes, verdict compris. Une vision relativement étrange donc, d’une « justice équitable ». N’est ce pas M. le Drian ? Le Quai d’Orsay ainsi que le ministère de la Justice ont néanmoins réaffirmé leur opposition totale à la peine de mort. Des paroles qui risquent de ne pas suffire face à un pays comme l’Irak, classé comme l’un des quatre pays où la peine de mort est le plus souvent prononcée selon Amnesty International.
Une question complexe
Mais ne jetons pas trop vite la pierre sur le gouvernement car la question est doublement complexe. D’une part, la justice irakienne est en droit de juger les ressortissants français liés à l’Etat Islamique, ces derniers ayant commis des exactions sur le sol irakien. Demander une extradition pourrait ainsi être vu comme de l’ingérence, ce qui entraînerait de facto, une dégradation des relations diplomatiques et commerciales franco-irakiennes (pétrole oblige). Le problème vient surtout de la volonté de l’Etat français de fuir ses responsabilités juridiques. Le journaliste de L’Opinion Jean-Dominique Merchet explique : « Si on ne peut pas contester à l’Irak le droit de juger les crimes commis sur son sol, il n’en va pas de même pour les djihadistes arrêtés en Syrie – la majorité d’entre eux – et transférés vers l’Irak avec l’aide discrète des services français ». D’autre part, le gouvernement français doit faire face à une opinion publique extrêmement hostile dans sa majorité (selon les sondages) au retour des djihadistes français, mais aussi des femmes et des enfants de ces derniers, sur notre sol.
C’est ainsi qu’une question d’ordre juridique se mue en question d’ordre politique. Mais revenons quelques pas en arrière. Quand, à la mi-octobre, les diplomates français apprennent de la bouche des kurdes du YPG que les djihadistes français ne seront pas jugés « sur zone », les ministères de la défense, de l’intérieur, de la justice et des affaires étrangères se mettent à plancher sur une solution, le tout sous la coordination du SGDSN. A la question, « les institutions seront-elles capables d’assurer le rapatriement dans de bonnes conditions des ressortissants français liés à une organisation terroriste ? », la réponse est oui. Alors qu’un programme de rapatriement viable semble être mis sur pied, marche arrière. Lors d’un débat à la mi-février, Emmanuel Macron déclare : « Il n’y a pas un programme de retour des djihadistes français qui est aujourd’hui conçu ». L’incompréhension est grande chez les spécialistes ayant travaillé sur la question. Mais le Président de la République semble avoir cédé à la pression de l’opinion publique au mépris d’une réponse rationnelle. Conséquence : onze djihadistes français condamnés à mort, des dizaines d’autre en attente de jugement, et une impasse diplomatique.
Ne pas céder à la loi du Talion
Cette décision met en exergue toute la difficulté et la dimension politique de cette question. Même si dans les termes, le recours à la peine de mort est condamné par la France, dans les faits, l’Etat ne semble pas avoir une réelle marge de manœuvre pour aller à l’encontre de ce verdict, d’autant qu’il est soutenu par une part importante de la population française. On peut ainsi voir la dimension vengeresse de cette affaire. En laissant faire, le gouvernement prouve encore une fois sa cécité au profit d’une justice populaire sauvage, bien loin des principes fondamentaux de la justice du pays des Lumières. En succombant aux passions, qui dictent à la conscience collective d’infliger à ces criminels des peines à hauteur de celles qu’ils nous ont causées, ne perdons nous pas l’essence de ce qui fait de nous des êtres différents d’eux ?
Myriam Benraad, Professeure en science politique, chercheuse associée à l’Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam, CNRS), n’hésite pas à aller dans ce sens à l’occasion d’une tribune publiée dans Libération le 12 juin 2019 : « Le plaisir que recouvre toute vengeance, dans ses manifestations nombreuses, n’est plus scientifiquement à démontrer. Il est également humainement compréhensible du point de vue de certaines familles de victimes, pour ne citer que ces dernières, ou du traumatisme généralement subi par la collectivité face à une violence extrême à l’instar du terrorisme jihadiste. Mais qu’apporteront ces quelques exécutions par pendaison pour ce qui est du combat à long terme ? Au-delà de la question des normes et des valeurs, n’est-ce pas là en quelque sorte avoir déjà succombé au piège infernal de représailles illimitées et toujours plus cruelles que nous tendent, depuis de longues années, les terroristes eux-mêmes ? ».
Comprendre pour avancer
Une vision à long terme, voilà ce qu’il manque peut-être au gouvernement. En rapatriant ses ressortissants, et à travers des procès justes et équitables, la France pourrait ainsi trouver des réponses à l’équation insolvable des causes profondes du terrorisme. Notre système judiciaire devrait, certes, s’adapter, voire adopter une nouvelle forme exceptionnelle, afin de pouvoir juger et punir dans les meilleures conditions ces djihadistes. Mais au-delà des difficultés administratives et logistiques, la justice républicaine se doit de se confronter à ses propres responsabilités, en d’autres termes, à ses propres citoyens. A la manière du procès Eichmann (1961), la France pourrait utiliser la compréhension qu’une cours de justice peut apporter, afin de faire le deuil des innombrables victimes du terrorisme.
En ce sens, 45 avocats signent une tribune relayée par franceinfo le 3 juin 2019, conspuant le laisser-faire des autorités face à ces citoyens français condamnés à mort. Ils évoquent dans un premier temps, l’article 66-1 de la Constitution française qui interdit sans détour la peine de mort : « nul ne peut être condamné à la peine de mort ». Il est rappelé dans cette tribune que cet article ne peut bénéficier d’aucune dérogation, pas même en matière de terrorisme. Ils développent ainsi leur vision de la justice française à travers ce texte, et déplorent « l’immense déshonneur pour notre pays que de rendre possibles ces condamnations à mort ».
République travestie, trahie
Le débat autour de cette affaire ravive une question largement présente dans le débat public ces dernières années : Une démocratie peut-elle lutter contre le terrorisme – qui, lui, fait fi de tous principes humains – tout en conservant l’Etat de droit ? Tout en conservant les principes démocratiques les plus fondamentaux, de liberté et de justice ? De toute évidence, un choix doit être fait, un choix qui cette fois, ne peut se traduire en nuances ou en compromis. Dès le moment où la République se travestit en franchissant la ligne rouge qu’elle s’était promise de ne plus franchir en inscrivant dans sa loi l’abolition totale de la peine de mort en 1981, peut-elle encore être désignée, sans langue de bois, par le terme « République » ? Mais laissons-place, pour clore ce propos, à l’artisan de ce pas de géant démocratique, qui lui seul est à même de nous rappeler, toute l’importance, et dans n’importe quelle circonstance, du combat quotidien, qu’est celui de la lutte contre la peine de mort : « Utiliser contre les terroristes la peine de mort, c’est, pour une démocratie, faire siennes les valeurs de ces derniers », Robert Badinter.