Mais au fait, c’est quoi le retraite par points ?

Trop occupés à parler des terribles conséquences de la grève sur Noël, de tous ces gens qui ne pourront pas rejoindre leur famille pour les fêtes, à cause des méchants grévistes (mais pas à cause du prix des billets de train ou de leur niveau de revenus bien sûr), les grands médias n’ont que faire du fond. Revenons sur le principe des retraites et celui du point parce que c’est bien de ça dont il s’agit, et surtout, c’est bien là l’essentiel car le rôle des médias est d’expliquer les enjeux. Actuellement, il existe un bon nombre de régimes spéciaux et la retraite est calculée sur les 25 meilleures années pour les salariés ou les six derniers mois pour les fonctionnaires. Avec la retraite par points, elle sera donc calculée sur toute la vie, avec les périodes de chômage, de revenus plus faibles et d’arrêts de travail possibles. Si l’âge légal de départ à la retraite est maintenu à 62 ans, il va progressivement augmenter pour atteindre 64 ans en 2027. A partir du 1er janvier 2022, un malus sera appliqué à ceux qui partiront à la retraite avant cet âge pivot. A l’inverse, pour encourager à travailler plus longtemps, un bonus de 5% sera donné au-delà de cet âge. En outre, les régimes spéciaux seront supprimés. En premier lieu, ce sera le cas pour ceux qui peuvent partir à la retraite en 2037. Ainsi, la réforme des retraites s’appliquera à partir de la génération 1985 « pour les fonctionnaires et les agents des régimes spéciaux dont l’âge légal » de départ est de 52 ans (par exemple les conducteurs de la SNCF ou de la RATP). Pour ceux dont l’âge légal de départ est 57 ans comme les pompiers, les policiers municipaux, les agents de maintenance de la RATP et de la SNCF, la première génération concernée par le « système universel » est celle de 1980. Toutefois, la retraite minimale sera rehaussée à hauteur de 1 000 euros dès 2022. Aujourd’hui, ce minimum bénéficie déjà à plus de 4,8 millions de retraités (fixé à 980 euros par mois aujourd’hui).

C’est quoi ce problème de financement des retraites ?

D’abord, il faut rappeler à quel point, peu importe sa tendance politique, on doit reconnaître que le système de protection sociale français est le plus abouti au monde. Un ordre de grandeur, pour cela, illustre son importance dans notre modèle de société : le budget de la Sécurité sociale est supérieur à celui de l’Etat. En effet, l’Etat et la Sécurité sociale sont séparés, et c’est précisément quelque chose sur laquelle le premier essaie de revenir pour reprendre le contrôle. En France, les richesses produites dans les entreprises sont divisées en trois : une partie va aux salariés, l’autres aux propriétaires (les dividendes notamment) et l’autre à la sécurité sociale sous forme de cotisations sociales (que certains appellent les « charges » par abus de langage et pas idéologie sans doute). Par conséquent, la sécurité sociale est avant tout un outil de répartition de la valeur. La protection sociale dans son ensemble regroupe la Sécurité sociale, l’assurance-chômage et les retraites complémentaires.

Il faut ici dire quelque chose d’essentiel : quand on cotise en travaillant, on a le droit, ensuite, de bénéficier d’allocations diverses en fonction des risques de la vie. Il est donc question de droits, et non pas de charges. La Sécurité sociale étant indépendante de l’Etat, ce sont donc les patrons et les salariés, via leurs représentants, qui négocient les modalités de versement des prestations. Bien sûr, le rapport de force est plus ou moins favorable aux salariés. Toutefois, c’est l’Etat qui conserve la main sur les taux de cotisation.

Depuis une trentaine d’années, l’Etat entretient une rhétorique, reprise par les médias, sur la nécessaire réforme du système des retraites qui coûterait de plus en plus cher et deviendrait in-finançable. La première chose à dire à ce sujet, c’est d’abord que c’est faux. Ainsi que l’a très bien expliqué Gilles Raveaud, maître de conférence à l’institut d’études européennes de Paris 8 sur le plateau de BFMTV, un fond de retraite mis en place par Lionel Jospin est actuellement doté d’au moins 30 milliards d’euro. Les systèmes de retraites complémentaires ont aussi des fonds de réserves qui s’élèvent à 116 milliards d’euro. Par conséquent, il existe 150 milliards d’euro de réserves pour les retraites. En 1996, on a aussi créé la Caisse d’amortissement de la dette sociale qui a été prolongée jusqu’en 2024. Cette-dernière supporte le montant de la dette sociale avec pour objectif de la rembourser. Or, on sait qu’elle dégagera au minimum 24 milliards d’euro à ce moment. De façon factuelle, il n’y a donc aucun problème de financement des retraites. Quant à la réforme, elle devrait passer avant tout par une réforme du marché de l’emploi, un financement de la dépendance pour éviter de subir la pauvreté des retraités supportée par les actifs. Une étude de l’INSEE de 2017 montre que l’écart d’espérance de vie est de 13 ans entre un ouvrier qualifié et une profession intellectuelle ou un cadre. Tout cela, on n’en dit rien dans la réforme des retraites qui se fonde uniquement sur un faux problème monétaire qui est fictif et savamment entretenu par l’Etat pour faire croire aux Français que la réforme est nécessaire. Car ensuite, la retraite par points, c’est l’assurance pour le Gouvernement de reprendre la main sur la valeur du point, et donc sur le montant des pensions. Imaginez, pour un néolibéral qui se respecte, la douleur de voir tout cet argent être redistribué et ne pas retomber dans les poches de ceux qui « réussissent », qui « ont de l’audace », qui « prennent des risques », « travaillent beaucoup ». Et surtout, au-delà de l’idéologie, et toutes tendances confondues, c’est une énorme économie de l’Etat qui transforme les retraites en variable d’ajustement en prenant le contrôle du niveau des pensions.

Oui, mais Edouard Philippe s’est engagé à ce que la valeur du point ne puisse pas baisser

Les lois sont faites pour être modifiées, cassées et refaites. C’est d’ailleurs l’objectif de cette réforme. On peut rationnellement penser, sans trop faire de la science-fiction, que, dès la prochaine crise financière, le Gouvernement aura un prétexte pour justifier le gel ou la baisse de la valeur du point. Et pour cela, il faut rappeler que le gel de l’indice de la rémunération des fonctionnaires est toujours gelé, ce qui a pour conséquence de faire perdre, chaque année, du pouvoir d’achat à ces-derniers.

Oui, mais un régime universel, c’est une avancée sociale

Pourquoi existe-t-il des régimes spéciaux si cela ne sert à rien ? Dans l’opéra, les danseurs partent à la retraite à 42 ans, dans la police (qui a bizarrement obtenu de conserver son régime spécial après un début de mouvement social au sein des forces de l’ordre) à 57 ans, etc.  On le voit dans la rhétorique gouvernementale, la réforme est présentée sous l’angle d’une avancée sociale à travers quelques points qui, en l’état, semblent positifs comme le minimum vieillesse. Mais quand on creuse, on se rend compte qu’il s’agit plutôt d’un saccage du modèle des retraites et un changement de configuration idéologique de notre modèle de société.

De la rhétorique gouvernementale à l’épreuve des médias

Ici, il faut donc expliquer ce que les politiques, repris par les médias, entendent par « sauver le modèle » maintenant qu’on a expliqué qu’il n’était, dans les faits, absolument pas menacé. A entendre les membres du Gouvernement, cette réforme serait une « avancée sociale », elle serait plus « juste » et plus « efficace ». En rhétorique, ainsi que l’a très bien expliqué Clément Viktorovitch, on appelle ça des concepts opérationnels. Ce sont des concepts creux qui ne veulent rien dire mais qui jouent sur nos émotions et notre enthousiasme de façon inconsciente. Ces concepts mettent forcément tout le monde d’accord. Évidemment, tout le monde est favorable à une mesure plus juste, comment pourrait-il en être autrement ? Mais l’expression ne dit rien du contenu de la réforme, et de la sorte, il y a manipulation par les mots.

Il faut ensuite retirer le voile médiatique qui entretient l’illusion d’une négociation et d’un débat. Comme avec le désormais célèbre « Grand débat » initié par le Président de la République lors de la première crise des Gilets Jaunes, l’objectif est toujours de reprendre la main et de gagner du temps. Mais les mots ont un sens. Un débat, d’après le CNRTL, est « l’action de débattre, une discussion généralement animée entre interlocuteurs exposant souvent des idées opposées sur un sujet donné ». Le grand débat était surtout un jeu de questions/réponses entre des interlocuteurs triés sur le volet et le Président de la République qui a abouti à rien que les Gilets Jaunes réclamaient. Mais il a permis à l’exécutif de reprendre le contrôle et de retourner l’opinion publique, avec la complicité des médias qui se sont pris au jeu. Pour les retraites, nous revoilà partis dans la même rhétorique. Edouard Philippe s’est déclaré ouvert à la discussion, donc à la négociation, renvoyant, de la sorte, la responsabilité de la crise actuelle et du blocage du pays aux grévistes et aux syndicats. Une fois encore, la rhétorique est astucieuse car dans le même temps, le Premier Ministre explique qu’il ne négociera pas sur l’allongement de la durée de cotisation (la durée de travail par conséquent) et sur la fin des régimes spéciaux, précisément deux points sur lesquels les syndicats ne sont pas d’accord. En fait, comme l’explique à merveille Clément Viktorovitch, Edouard Philippe « crée l’illusion de l’évidence et du bon sens » avec des concepts creux, très pratiques, qui permettent d’emmener l’opinion publique avec soi, sans jamais se résoudre à débattre du fond. C’est la différence entre la politique et la rhétorique, et cette-dernière, couplée au jeu médiatique, est la porte ouverte à la manipulation des masses. En ce sens, pour le politologue, cela porte atteinte à la clarté du débat démocratique.

La manipulation de l’information par la complicité médiatique

Alors, sur quoi les médias mettent-ils l’accent ? On doit s’interroger sur la posture qu’ils tiennent. Comme je le dis souvent, la vraie question ne tient pas vraiment dans ce qui est montré mais dans comment les choses nous sont présentées, comment elles sont mises en scène. Depuis le début des grèves, comme à chaque fois, tout le monde sait que la SNCF fait grève, mais peu de gens savent pourquoi et quelles sont les motivations des grévistes. Et pour être très précis, on rappellera qu’un gréviste perd une journée de salaire dès lors qu’il participe au mouvement social, c’est donc d’abord un sacrifice.

Ceux que les grands médias voudraient faire passer pour des tire-au-flanc, des fainéants ou pire, des privilégiés, ne sont jamais montrés pour ce qu’ils défendent un modèle social et un projet de société.

Pire, l’Etat les accuse désormais de vouloir priver les Français de Noël. En rhétorique, cela est très efficace, car, touchés au plus profond d’elle-même, l’opinion publique se montre remontée contre les grévistes. Elle l’est moins lorsque des lignes sont fermées et que l’Etat se désengage de certains territoires. Il est toujours affaire de point de vue, de focus et de mise au point. Et on pourrait aussi déconstruire la rhétorique encore un peu plus. Ces fameux « privilèges », ce sont simplement des acquis sociaux glanés par des batailles sociales intenses que les livres d’histoire nous relatent aujourd’hui.

Finalement, les médias détournent et manipulent l’opinion publique en parlant des conséquences de la grève sur les usagers de la SNCF par exemple (qu’ils appellent non sans idéologie rampante les « clients »), sans parler du fond de la réforme sur laquelle la langue de bois est permanente. Les sujets et les reportages sur les bouchons et la galère des travailleurs à cause des grèves des transports vont bon train (c’est pour le jeu de mots) et on finirait presque par oublier qu’il y a une raison à ces mouvements sociaux, que les grévistes veulent faire passer un message. De la même façon qu’on trouve fort peu de sujets sur la galère des usagers qui voient leurs lignes supprimées, les trains réduits ou leurs gares fermées.

Ce qu’il y a ici d’étonnant, c’est la posture idéologique tenue par le journal d’informations d’une chaîne du service public, fonctionnant avec de l’argent public par conséquent, comme la SNCF. En omettant de parler du fond, France 2 fait de la forme le motif principal de la grève, celui qu’elle estime comme prégnant sur les autres. Et en ce sens, elle manipule l’opinion publique touchée dans ses sentiments les plus primitifs.

Alors, le traitement médiatique des grèves, dans le prolongement de celui des Gilets Jaunes, participe d’une idéologie dominante, d’inspiration néolibérale, acquise à la logique de marché et donc de rentabilité. Dans cette configuration, les services publics sont nécessairement coûteux, et pour cause, ils n’ont aucune logique de rentabilité, ils visent à rendre un service à la population. Là encore, ils sont une cible de choix qu’on attaque à cause de ses « privilèges » qu’ils finissent par perdre lorsque l’objectif de notre société serait qu’ils soient étendus à d’autres professions et régimes spéciaux. Autrefois, cela s’appelait une avancée sociale.

En fin de compte, les médias n’expliquent rien, ils font le jeu du Gouvernement qui berce la masse d’une douce illusion avec des concepts opérationnels. La comptine fait son effet, et peu à peu la galère des travailleurs rentre dans les têtes et l’opinion publique est retournée. Ensuite, la CFDT se rend complice du pouvoir en s’opposant sur l’âge pivot, sur lequel Edouard Philippe annoncera dans quelques temps un rétropédalage. Alors, la CFDT criera victoire, appellera à cesser le mouvement social et l’opinion publique sera divisée et peu à peu, la grève prendra fin et la retraite par points sera adoptée. En stratégie politico-médiatique, il s’agit là d’une méthode infaillible, celle du cheval de Troie. Et comme avec les Gilets Jaunes, le focalisateur, entendez les médias, a le pouvoir de zoomer sur un effet plus qu’un autre mais ne se risque rarement à décrypter les causes. L’empire du buzz est médiatique, celui de la rhétorique est politique tandis que les deux associés retournent l’opinion pour parachever une réforme dangereusement tendancieuse. Désintox met les mains dans le cambouis et se risque à l’analyse de style.