Pour poser les bases, commençons par rétablir une vérité qu’il est important de clamer : le rap n’est pas né dans la virilité. Enfant de la soul, de la funk, du disco et même du jazz, il est donc issu d’un univers mêlant exaltation de soi, expression populaire et danse. Loin des lignes directrices qu’on lui attribue et que sont la virilité, la violence verbale, l’argent, la drogue et la lutte des classes, régies par un élément central : la cité, et plus généralement la rue.
Bien sûr, on ne peut imputer cette dimension à ce qu’est devenu le style parlé à mesure de son évolution et des influences auxquelles il a été sujet. Il est vrai que les premières formes de ce genre sont apparues dès les années 1930, notamment au sein de la culture afro-américaine, en tant que moyen d’expression identitaire. Gil Scott-Heron l’une des figures de proue artistique du mouvement des droits civiques, en fut l’un des pionniers, à coup de discours éminemment politiques sur fonds de percussions. Mais il suffit de se plonger dans son histoire pour comprendre que le rap, l’original, le vrai, ce n’est pas cela.
Le premier morceau importé d’outre-Atlantique, « Rapper’s Delight » du Sugar Hill Gang (1979), commence par cette petite introduction nécessaire à planter le décor émotionnel de ce qu’était alors le rap lorsqu’il émergea en tant que genre musical à part entière. Il n’est alors question que de danse (« Et moi, le groove, et mes amis allons essayer de faire bouger tes pieds », deuxième ligne) d’ouverture et de partage (« Aux Noirs, aux Blancs, aux Rouges et aux Marrons », quatrième ligne). Le rappeur n’est alors qu’une voix venue ajouter un texte à la composition d’un DJ, souvent réalisée à l’aide de boites à rythme, et constituée d’une boucle simple agrémentée de petites fantaisies instrumentales ou vocales.
D’ailleurs, ce n’est ni IAM, ni NTM, souvent considérés comme les pionniers francophones, qui ont été les premiers à faire du rap en français. Non. Et niveau street cred, on repassera, puisque l’un des véritables fers de lance est une femme et qu’elle s’appelle… Annie Cordy. Avec « Et je smurfe » (1984), morceau un tantinet parodique de la vague hip-hop qui commençait à submerger l’Hexagone, elle s’inscrit dans cette mouvance funky, dont l’objectif principal était d’enflammer les pistes de danse.
Il existait aux Etats-Unis une autre mouvance, davantage politique, avec des groupes tels que Public Enemy, mais ses apôtres se font plus rares. Et n’ont finalement ni plus ni moins que le même objectif que leurs confrères du rap divertissement : offrir un moyen d’expression aux jeunes, les éloigner de la rue et de ses artefacts. En France, il a fallu attendre les années 1990 pour voir émerger des groupes francophones pratiquant ce style. Le rap n’a donc jamais été univoque ni constant : c’est un patchwork qui ne cesse de se voir coudre des pièces supplémentaires.
Les femmes à la lisière du rap
Dans les années 2000, le rap est plus que jamais le fait de la street. Il gravite autour des éléments précités, et se trouve polarisé par une valeur centrale : la virilité. Rares sont les femmes s’essayant sur un terrain qu’on leur interdit bien souvent. Les deux pionnières en la matière s’appellent Diam’s (artiste ayant vendu le plus d’albums en 2006) et Keny Arkana. Malgré cette touche de féminité, ouvrant le genre à la moitié de l’humanité, le milieu reste largement dominé par les carcans masculins. Elles-mêmes y sont soumises par leur tenue vestimentaire, leur parlé agressif et plus généralement leur attitude.
Il n’est pas ici question de remettre en cause la qualité du rap des années 2000. Seulement – et il est important de le reconnaître – les thématiques restent assez uniformes et les artistes osant ouvrir leur style peu nombreux. Par question d’impératifs industriels, bien entendu, mais également par volonté de conserver une forme de pureté.
La grande majorité des rappeurs est issue des quartiers, cités et banlieues, souvent de la région parisienne ou marseillaise. Leurs vies se ressemblent, tout comme leurs problématiques, et donc leurs textes. Le rap est donc un fait social. Un objet communautaire dont les codes correspondent à un contexte de vie, à une sphère particulière assimilable par ceux qui vivent en son sein.
Les femmes sont tout de même bien présentes dans les textes. Les mères, les sœurs ou encore les muses trouvent leur place dans la bouche des MC, trop peu derrière un micro. Tantôt pour chanter leurs louanges, trop souvent pour les insulter, les rabaisser ou les réduire au rang d’objet de désir. Dépossédées, elles existent par procuration dans un milieu qui évolue cependant. Et puis, finalement, rien n’empêche d’apprécier les beaux textes auxquelles elles sont sujettes.
2010 : vers un rap plus ouvert
Les années 2010 marquent le début du changement. Ses protagonistes ne sont plus toujours les mêmes et le rap s’éloigne de la lutte des classes. Premièrement, car les thématiques changent : la substance politique n’est plus que le fait de certains artistes. Deuxièmement, car les artistes ne sont plus les modèles de la photographie sociale présentée quelques lignes plus haut. Les provinciaux, les moyens ou les bourgeois commencent à pointer le bout de leur nez. L’Entourage, collectif phare de cette époque, est un grand métissage issu des quatre coins de Paris, des quartiers paupérisées aux banlieues chics.
Ainsi, les voix se diversifient. La technique prend le dessus sur un message qui perd en importance. Si certains thèmes restent les mêmes, ils ne sont plus délivrés de la même manière. L’égo-trip et le fantasme placent l’artiste dans un rapport individuel, même lorsqu’il fait partie d’un groupe. Le reflet de notre monde : le culte de soi et de la réussite personnelle, dans laquelle s’immisce néanmoins la force du collectif, qui vivifie, enorgueillit et rassure.
Les codes changent avec le contexte social donc, et cette individualité n’a pas que de mauvais côtés. Elle repousse les frontières de ce qui est, ou non, acceptable. Porter les mêmes marques, aborder les mêmes sujets sur des instrus devenues stéréotypées, ce n’est plus concevable. Sans trop s’en éloigner, les artistes s’affranchissent partiellement du rap qu’ils connaissaient.
Certains, malgré leur « délivrance » artistique, ne s’écartent pas trop non plus. MHD, chantre de l’afro-trap, ne s’éloigne finalement que très peu des influences street en dépit d’une originalité musicale certaine. Il en va de même pour PNL, par exemple. Si les deux frangins ont créé quelque chose sur le plan artistique, les thèmes restent les mêmes, bien qu’on puisse leur concéder une certaine authenticité. Attention cependant : il n’y a aucun mal à cela.
D’autres ont décidé de s’affranchir des figures imposées. Parfois au péril de leurs carrière, mais pour se garantir de créer en toute liberté. Une liberté qui fait vendre, bien sûr, à l’heure où se cultive le besoin d’être soi dans une société réprobatrice en pleine explosion des valeurs sur lesquelles reposaient ses fondements.
Chilla, Frank Ocean, Lomepal… Quand les clichés s’effondrent
Être fragile n’est plus un crime. Qui d’autre que Lomepal pour s’en faire l’em(blême) ? Dans Flip, puis dans Jeannine, les thématiques de l’angoisse, de l’ambivalence sentimentale et du mal-être psychologique et corporel absorbent la quête de confiance et de reconnaissance qui le guidaient alors dans ses précédents projets. Même si, sans une bonne touche d’égo, Antoine ne serait plus Lomepal. Mais il s’assume enfin pleinement et se sent légitime à s’exprimer tel qu’il le sent. Et ce, tant sur le fond que sur la forme, s’essayant par exemple au rock, l’une de ses passions, perspective qu’il compte d’ailleurs poursuivre à l’avenir. La pochette de Flip, le représentant en travesti sur un arrière-plan rose est un joli pied-de-nez à la virilité. Une offense à laquelle s’est aussi essayée le rappeur marseillais Kemmler, dont l’album au nom sans équivoque – Rose – présente une jaquette de la même couleur, synesthésie d’une œuvre sensible, exaltée, touchante. On peut également penser au discret Yuzmv (prononcez « Yuzma »), dont le premier album éponyme consiste en une catharsis exaltant les sentiments et peines d’une âme pas toujours gâtée par la vie.
Un autre skater avait emprunté une voie d’autant plus radicale avant Pal. Aux Etats-Unis, Tyler the Creator, gosse terrible de la nouvelle scène et fondateur du groupe Odd Future, s’est laissé aller au gré des expériences musicales extravagantes. Devenu davantage compositeur que rappeur, celui dont l’ambivalence était le thème du (génial) album Wolf a décidé de ne plus être un rappeur pour les autres. Rêveur par essence, l’artiste californien ne s’embarrasse plus d’aucune considération. Toujours très ambigu sur la question de l’homosexualité, reconnaissant à demi-mot son attirance pour la gente masculine sur le ton provocateur qui le caractérise, il a pourtant été condamné à plusieurs reprises pour des injures homophobes. Nul doute que ces dernières n’étaient que le signe du rejet d’une part d’identité refusée jusqu’ici et qu’il parvient enfin à accepter. Comme quoi, même les éternels enfants mûrissent.
Son grand ami et ancien membre d’Odd Future Frank Ocean avait révélé, non sans courage, son homosexualité en 2012, devenant ainsi le premier rappeur à le faire. Car il en va de soi : ce qui est encore un des plus gros tabous de notre société est d’autant plus puissant dans un milieu machiste tel que celui du rap. L’année dernière, Lil Nas X, à peine 20 ans, sortait lui aussi du placard, à l’aube d’une carrière prometteuse qui risque de s’en trouver impactée. Attaqué à plusieurs reprises sur les réseaux sociaux, le jeune homme ne se démonte pas et affronte la situation avec une déconcertante tranquillité.
Mais il n’est pas besoin d’être soi-même directement concerné pour se joindre à ce combat. Prince Waly a surpris son monde avec l’album BOYZ, paru l’année dernière. Le titre éponyme, directement inspiré du film Moonlight, sorti en 2016, retrace l’histoire d’un jeune afro-américain homosexuel, en quête de liberté et d’affirmation identitaire. Sur ce morceau, Prince Waly lance un appel à la tolérance. « J’suis différent, sans virilité à la rue j’ai jamais juré fidélité. On devrait casser les codes, et laisser nos gamins s’épanouir », revendique-t-il. Un pavé dans la marre du rap français, puisque c’est la première fois qu’un artiste de ce calibre se positionne de cette manière dans l’une de ses œuvres. Un premier pas qui, on l’espère, saura décomplexer d’autres MCs après lui.
La virilité n’est pas une fin en soi. Un autre artiste l’a compris, et c’était pourtant loin d’être celui sur lequel on aurait le plus misé : Alkpote, l’autoproclamé mais indétrônable Empereur de la crasserie. Alors non, il n’a pas perdu son obsession pour le trash du jour au lendemain. Mais ses feats avec Philippe Katerine (dont « 88% », en feat avec Lomepal, est également un morceau gay friendly) et Bilal Hassani dénotent d’une certaine ouverture d’esprit et de la repentance affirmée du rappeur quant à ses propos passés à l’encontre de la communauté LGBT : « C’est un moyen de montrer que l’eau a coulé sous les ponts, et qu’on évolue tous comme des Pokémons », déclarait-il dans une interview.
Autre combat sociétal de notre temps qui n’aurait pas sa place dans l’ancien rap : celui du féminisme. Là aussi, la ressemblance photographique n’est pas un prérequis. Dans son morceau « #METOO », Vin’s s’est par exemple mué en un superbe porte-parole des violences que subissent nos sœurs, mères, femmes et amies au quotidien. Avant lui, des rappeurs tel que Médine, et plus anciennement Macregor, ou des slameurs comme Grand Corps Malade et Abd al Malik, avaient eux aussi pris la plume avec la même motivation. L’engagement n’est pas mort, il s’est simplement transformé, élargi, au rythme d’une société en pleine mutation.
Heureusement, les filles ne sont pas en reste et arrivent sur le devant de la scène. Aux États-Unis, sortant peu à peu de l’ombre des hypersexualisées Nicki Minaj et Cardi B (qui revendique cependant un féminisme alternatif, porté sur l’appropriation d’une sexualisation assumée du corps de la femme) certaines artistes bouleversent les codes. Tierra Whack est de celles-ci. Dans son premier album, elle invite à découvrir son Whack World, un monde que l’on peut sillonner en 15 minutes, entre le rejet du body shaming, du culte de l’apparence et des dictats sociétaux. Une ode à la femme libérée et indépendante, qui incite à l’amour de soi et au respect des autres.
Dans l’Héxagone, il est également des femmes qui font bouger les lignes. On pense forcément à Chilla, la Lyonnaise (son seul défaut) qui a retourné le game à coup de diatribes enflammées envers la société et ses institutions, mais également de textes plus légers. Allure féminine, éloignée des carcans auxquels se plièrent par le passé ses devancières, elle impose son style sans le moindre complexe. Elle est, malgré elle, la tête de gondole d’une génération de rappeuses qui, on l’espère, parviendront à tirer leur épingle du jeu dans un milieu pas encore tout à fait prêt à les accepter.
La liste des exemples est non-exhaustive et bien sûr, il en existe bien d’autres. Cependant, ils permettent de se rendre compte que depuis une dizaine d’année, le rap se décloisonne et suit l’évolution des rapports humains. Objet local accaparé par certaines aires urbaines, il a élargi ses horizons, au point de l’interroger sur sa propre définition. Sans perdre ses codes, il les a rendu plus perméables, moins nécessaires. Le rap est ainsi passé du statut de fait social communautaire à celui d’objet polymorphe, photographie beaucoup plus globale de la société.
Bien entendu, ce changement porte en lui des effets néfastes, avec notamment le développement du vocoder outrancier, des productions stéréotypées et des flows mal chantés, top-linés ou pompés les uns sur les autres. Les joies de l’industrie, quoi. Mais préférons donc retenir le positif : à l’image de la société, le rap s’ouvre progressivement, et ça lui fait du bien. Cependant, attention à ne pas oublier de répéter ses gammes de temps en temps…