« Les mots peuvent être de minuscules doses d’arsenic. »

C’est en citant le philosophe allemand Viktor Klemperer que la présidente conclu le jugement des anciens directeurs de France Télécom. Rien d’anodin. Un message fort que de reprendre les mots de celui qui dénonçait l’ensauvagement du langage du pouvoir nazi pour résumer la politique de l’entreprise française entre 2005 et 2009.

 Lors de la conclusion de l’enquête pendant l’été 2019, Le parquet avait requis les peines maximales pour « harcèlement moral », soit 75 000 euros d’amende contre France Télécom,  un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende contre l’ex-PDG Didier Lombard, l’ex-numéro 2 Louis-Pierre Wenès et l’ex-DRH Olivier Barberot. De plus, était requis huit mois de prison et 10 000 euros d’amende contre quatre cadres, jugés « complices de harcèlement moral ». Cadeaux de noël juste avant l’heure, les condamnations sont à peine amoindries lors du verdict : un an de prison dont huit mois avec sursis et les 15 000 euros pour les trois têtes de l’entreprises, et quatre mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende pour les quatre cadres. L’entreprise a bien été condamnée aux 75 000 euros d’amende. La peine maximale. Jugement effectivement historique, tant dans les peines que pour le motif de condamnation : « harcèlement moral institutionnel ». La pression d’entreprise peut être collective.

Le suicide n’est pas qu’un phénomène individuel, dû à des tourments personnels. A l’heure où un étudiant tente de s’immoler devant le CROUS de Lyon, pointant dans sa lettre de suicide la précarité étudiante et la politique des gouvernements Hollande et Macron comme seules causes de son acte, on ne pet s’empêcher de repenser aux lettres de suicide similaires retrouvées près des salariés de France Télécom : « Je me suicide à cause de mon travail chez France Télécom. » (Michel Deparis, 50 ans) ; « Je pars à cause de mon travail chez France Télécom et rien d’autre. » (Stéphane Dessoly, 32 ans) ; « Le déclencheur de tout cela vient de mon travail. » (Didier Martin, 48 ans). Ce ne sont que quelques exemples parmi la trentaine dus au mangement oppressif de France Télécom. Aux familles des victimes 120 autres personnes se sont additionnées pour se composer partie civile.

Harceleurs de Chicago

Dès 2004, l’entreprise applique un plan de restructuration pour s’ouvrir à la concurrence. Cette année là, l’Etat détient moins de 50% des capitaux de l’entreprise, baisse historique. En 2006 survient les plans ACT et NEXT qui, pour « améliorer le rendement, l’efficacité et la productivité du groupe» selon l’inspection du travail, prévoit  la suppression de 22 000 emplois et un changement de métier pour 10 000 employés en moins de trois ans. Il s’agit de faire vite, et bien. Jusqu’ici rien de bien extraordinaire dans le monde de l’économie néolibérale : la productivité a un coût que les salariés doivent porter sur leurs épaules comme un dévouement sacrificiel aux idoles de la croissance et de l’entreprise. Ce qu’il y a de différent, ce ne sont pas les motifs économiques de licenciement, mais les méthodes managériales d’incitations au départ forcé des salariés : incitations répétées au départ, mobilités forcées, surcharge ou absence de travail, réorganisations tous azimuts. La conséquence, la création d’un « climat anxiogène » visant à « déstabiliser les salariés » d’après les mots utilisés dans le rapport remis au parquet. Daniel Doublet, ancien salarié, témoigne : s’accrochant à son emploi, les cadres de l’entreprise privilégient une piste : « affectation de M. Doublet sur un poste si possible éloigné de son domicile » ( issu d’un échange mail entre managers).

« A partir d’août 2006, après la disparition de mon unité, on ne me donne plus de travail.[…] Je ne suis même pas dans l’organigramme ! Imaginez mon isolement. Je ne suis rien du tout. Je suis soi-disant chargé de mission, mais sans lettre de mission ! [… ] Imaginez de ne pas avoir de travail pendant tout ce temps ! Et toutes les semaines, je quitte ma femme, mes enfants, pour au final ne pas travailler […] Ça s’accompagne d’une dévalorisation insupportable. J’étais un bon à rien, un parasite ».

Daniel Doublet

« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. »

Filons la métaphore de la barbarie tant que le Droit nous le permet. Hannah Arendt dénonçait en étudiant les systèmes totalitaires la banalité du mal produit par la bureaucratie qui se légitime en ne faisant qu’obéir à l’ordre. Circonstances atténuantes ? Rappelons que le DRH et quatre cadres ont été condamnés sévèrement. Cela s’explique pour Christophe Dejours, psychologue, de la façon suivante : « Aucun ordre ne peut être exécuté sans être remanié par les exécutants […] Recevoir l’ordre de harceler ses subordonnés est une chose. Mais le faire, c’est autre chose et, pour atteindre les résultats, il faut que le manager s’engage subjectivement dans cette tâche ou cette mission […] parce que ce n’est pas facile d’obtenir que les salariés pris pour cibles finissent par déclarer forfait et consentent à donner leur démission » (« France Télécom Orange – Déposition. Le 10 mai 2019 », Travailler, vol. 42, no. 2, 2019)

Le mal s’inscrit dans un autre vide de la pensée, le zèle, la passion à obéir conformément aux ordres de l’entreprise, à adhérer à l’esprit de la start-up nation, quand bien même au détriment de la compassion envers l’humain, devenu ressource ou capital. Ce même manque de considération pour l’environnant du purement économique que sont les liens et les rapports sociaux s’illustre parfaitement par la déclaration en 2006 de Didier Lombard, voulant forcer les démissions « par la fenêtre ou par la porte »…

La condamnation, à la fois des responsables à titres personnels et de l’entreprise dans sa globalité, est donc bien une condamnation de l’esprit malsain d’entreprise poussé à son extrême indigence, à l’incompréhension que l’économique ne forme pas un tout, que le licenciement ne peut être une raison d’être et d’obéir en soi. Mais au contraire, condamner France Télécom, c’est rappeler que l’économie doit être encastrée dans un système social, normé et qui tend vers la cohésion, que des impératifs productifs ne peuvent supplanter.