L’apogée du néolibéralisme : la dictature militaire
L’Amérique latine s’est longtemps construite dans un modèle populiste, « péroniste », du nom du dirigeant argentin Perón. Ce dernier développa un modèle politique original coalisant forces syndicales, nationalistes, centristes… Mais le contexte international des années 1970, de détente, de la guerre froide et de guerre du Vietnam a permis à la gauche socialiste de prendre le pouvoir : Velasco et Herrera en 1968, Torres en 1969, Allende en 1970, Lara, Arellano ou encore Manley en 1972. La mise en place de politiques de rigueur budgétaire n’a alors rien d’évidente.
Mais rapidement, la droite, avec le soutien renouvelé des États-Unis, s’est emparée du pouvoir par des coups d’État militaires, pour sanctionner la tentative de socialisme sur le sol du continent américain. Il s’agit alors de bâtir des sociétés totalement éloignées de la « menace » communiste mais le néo-libéralisme constitue un radicalisme plus fort que le socialisme et les nouveaux idéologues avaient donc besoin de la dictature pour exister.
Avec Pinochet au Chili, arrivé au pouvoir en 1973, le modèle néolibéral s’impose concrètement. Ironie du sort, c’est grâce aux bourses d’études d’Allende que les élites du pays ont pu étudier les théories néolibérales avec Milton Friedman à Chicago. Ces « Chicago Boys » ont simplement été rappelés par Pinochet lorsqu’il a voulu établir une nouvelle société. Pinochet veut ouvrir le pays et libéraliser l’économie. Cela passe par une dérégulation des prix, une lutte contre le déficit en abandonnant toutes les subventions de l’Etat (sauf l’armée), l’interdiction des syndicats « pour éviter les pressions sur les salaires » ou encore la privatisation des entreprises nationalisées par Allende. Le pays a enregistré une croissance de 6,9 % entre 1976 et 1981, le nouveau système semble marcher, on parle du « miracle chilien » des années 1970. L’Argentine, l’Uruguay et le Pérou n’ont plus qu’à suivre.
Une idéologie pervasive
Seulement, le « miracle » ne se produit qu’au détriment des populations civiles, qu’on ose à peine appeler citoyens. Les inégalités de répartition sont flagrantes, même si les conditions de vie, y compris d’hygiène et de santé se sont globalement améliorées. Pourquoi n’y a-t-il pas un énième coup d’État, sport national argentin, encouragé par le Che ? Car les dictatures militaires américaines s’inspirent de leur matrice : le franquisme espagnol. Pour les bureaucrates franquistes, la diminution des libertés publiques et de l’État de droit peut être tolérée, dans une certaine mesure, en échange de l’efficience économique. Or, ce n’est bientôt plus le cas. Les années 1980 voient les limitent d’une privatisation trop brusque et bien trop massive, privant l’État de la plupart de ses revenus et menant à une dette démesurée sur tout le continent sud-Américain. C’est le temps de la transition démocratique pour beaucoup de pays, mais cette même transition semble trop compliquée pour des nouveaux dirigeants s’accommodant bien d’un système privilégiant les élites qu’ils sont. Surtout, la dette écrasante et l’hyperinflation mettent toute l’Amérique latine sous domination du FMI et de la Banque Mondiale, résolument néolibéraux à l’aulne des années 1990. Quoi qu’elle fasse, l’Amérique latine s’est bloquée comme un Mohamed Henni dans une chaise, entre les barreaux de l’ultra-libéralisme. L’Amérique latine entre dans le XXIe siècle avec 210 millions de pauvres, une vague de protestations se fait jour et exige un renouvellement des politiques économiques et une réaffirmation du rôle de l’État.
Du post-néolibéralisme au néo-néolibéralisme : luttes de pouvoir
Avec l’élection d’Hugo Chavez en 1998 au Venezuela qui entraîna une vague d’alternance presque partout, l’Amérique latine est revenue à la gauche, au populisme, au péronisme : le post-néolibéralisme. Ce modèle donne la priorité aux questions sociales, à l’intégration régionale et au commerce Sud-Sud, tout en accordant une certaine place au marché. L’État devient le garant du développement mais aussi des droits sociaux. C’est le modèle porté par Lula, Morales, Ortega et Lugo. Les récentes manifestations au Chili montrent les limites d’un système néolibéral inégal au XXIe siècle, un système jugé par beaucoup comme insatisfaisant mais qui, pourtant, revient à la charge à la moindre occasion.
Il revient à la charge comme à son habitude, de manière pas vraiment légale, cette fois pas vraiment illégale, disons « alternative », comme au Paraguay ou au Brésil, où la justice a été mobilisée dans des procédures d’impeachment clairement politiques, soit des procès d’intention contre des dirigeants de gauche, à l’image de Dilma Rousseff. Ainsi, Bolsonaro au Brésil, Cartes au Paraguay, Macri en Argentine, Moreno en Équateur, pour n’en citer que quelques-uns, rétablissent les bases du néolibéralisme, dont il semble difficile de se désengager. Les soulèvements chiliens sont la conséquence d’une politique bien contemporaine de privatisation violente de tous les services, rendant les premières nécessités inaccessibles aux classes les plus pauvres (le revenu mensuel moyen est d’environs 500 dollars).
Surtout, ces nouveaux dirigeants sont les successeurs directs, dans le sang, du néolibéralisme dictatorial : Mario Abdo, l’actuel président du Paraguay, est le fils du dictateur Stroessener. José Piñera, le frère de l’actuel président du Chili, était ministre sous Pinochet, c’est lui qui a promu le mouvement de privatisation. Paulo Guedes, le ministre des finances du Brésil, est un Chicago Boys qui a travaillé avec Pinochet au Chili. Le néolibéralisme est à la base des gouvernements par le biais des partis néoconservateurs. Si elle n’est plus hégémonique, les mouvements populistes et socialistes ne le sont plus non plus. On assiste alors à une véritable lutte idéologique entre les populistes et post-néolibéraux qui luttent pour rester au pouvoir (retour du péronisme en Argentine depuis l’élection présidentielle de 2019, dérives autoritaires d’Evo Morales en Bolivie) et les néolibéraux qui luttent pour rester légitimes aux yeux de leur peuple (Piñera au Chili). En fin de compte, Bolsonaro pourrait représenter un syncrétisme entre le populisme politique et le néolibéralisme économique, une synthèse du pire des deux mondes.