Dimanche 3 novembre, stade Marcantonio Bentegodi, Vérone. On joue la 60ème minute de la rencontre opposant l’Hellas Vérone à Brescia. Mario Balotelli a le ballon dans les pieds, côté gauche, au niveau du poteau de corner. L’ancien Marseillais et Niçois est aux prises avec plusieurs adversaires, quand il se saisit soudainement du ballon et l’envoie avec véhémence en direction des supporters de l’Hellas. Enième pétage de plomb pour celui qui n’en serait pas à son coup d’essai ? Non : ce sont les tifosis italiens qui se sont une nouvelle fois distingués par leur bêtise. Cris de singe et chants racistes, un attelage devenu si fréquent en Série A qu’il semble faire partie des mœurs.
Quasiment dans le même temps, en Belgique, c’est le milieu malgache de Charleroi Marco Ilaimaharitra qui en est la cible, le tout agrémenté de saluts nazis de la part de certains supporters du KV Malines. Consterné, choqué, l’ancien Sochalien quitte la pelouse en larmes. Un fait rare en plat pays, mais qui conduit au triste constat que ces abjections ne sont pas qu’un problème que l’on retrouve de l’autre côté des Alpes.
Mais finalement, les faits eux-mêmes sont-ils plus consternants que les réactions qui ont suivi ? En Italie, le match a été interrompu quelques minutes avant de reprendre, adversaires et coéquipiers ayant convaincu Super Mario de passer outre (ce qu’il fera de fort belle manière, au moyen d’une belle praline dans la lucarne gauche du portier Véronais). Plusieurs acteurs de la rencontre ont tenté d’étouffer la polémique. Les arbitres ont affirmé n’avoir rien entendu et ont simplement ordonné aux tifosis de ne pas recommencer, sous peine de suspendre à nouveau la rencontre. Quant à l’entraîneur de l’Hellas, Ivan Juric, il a affirmé qu’il ne s’était « rien passé » : « Peut-être qu’il a reçu ce genre d’insultes racistes par le passé mais aujourd’hui, il ne s’est rien passé. J’en ai parlé avec le quatrième arbitre qui a confirmé qu’il n’y avait rien de raciste. C’était seulement une grosse déstabilisation contre un grand joueur. » Le président du club a abondé dans ce sens, qualifiant ses tifosis de « chambreurs »…
En Belgique, pire encore, l’international Malgache n’a finalement eu droit qu’à… un carton jaune de la part de l’homme en noir. Il a reçu le soutien de son entraîneur, qui a condamné l’incident à l’issu de la rencontre, et de la Pro League, l’instance suprême du football belge, qui a rétorqué, via un communiqué paru lundi, que « le racisme n’avait pas sa place dans nos stades ».
Des réactions qui paraissent ridicules face à l’ampleur du problème. En Italie, depuis le début de saison, le Belge de l’Inter Milan Romelu Lukaku, l’Ivoirien de l’AC Milan Franck Kessié, le Brésilien de la Fiorentina Dalbert et l’Anglais de la Sampdoria Gênes Ronaldo Vieira ont tous été victimes d’insultes racistes, sans que cela ne fasse bouger les lignes. Et avant eux, nombreux sont ceux qui avaient été victimes des agissements des tifosis, du Napolitain Khalidou Koulibaly à l’ancien international Français Ousmane Dabo. On retrouve une recrudescence des actes de ce type un peu partout en Europe de l’ouest, jusqu’en France où l’Amiénois Prince Gouano avait été la cible de cris de singes lors d’un match à Dijon, en avril dernier. A l’est, rien de nouveau : le racisme est, pour différentes raisons, institutionnalisé à des degrés différents.
L’Italie et l’Europe de l’est, un racisme ancré socialement et historiquement
Le phénomène italien est relativement comparable à ce que l’on peut voir en de nombreuses contrées orientales, de Pologne jusqu’en Grèce, dans la mesure où ce racisme est historiquement et socialement ancré. En Italie, le sport s’est développé en concomitance avec le totalitarisme mussolinien. Elément clé du contrôle des masses, il a subi une instrumentalisation politique que l’on retrouve au cœur de tous les régimes totalitaires, dans la perspective de construire l’« homme nouveau ». Par le sport, on construit « le dynamisme, la force, l’enthousiasme, l’efficience, la prestance, l’esprit combatif, l’audace », soient les valeurs de la « jeunesse éternelle du fascisme », clé de voute de l’affirmation de cet « homme nouveau » comme l’explique Laura Malvano, spécialiste de la culture italienne.
C’est également une question de patriotisme et d’unité nationale. Le sport possède un soft power qui n’a cessé de croître depuis l’après-guerre. Mais ce nationalisme s’effrite sous le poids du campanilisme : l’identité italienne est rarement une et indivisible. L’importance des particularisme culturels (langue, histoire, coutumes…) induits par les régionalismes tend à créer une identité double, mais qui reste la plupart du temps conciliable avec le fascisme. Plus encore, ce dernier parvient à réguler ce campanilisme, ce qui était l’une des velléités principales du régime, face à la violence qui gangrénait le football. Pour ce dernier élément, la réussite est bien discutable, cependant…
C’est un peu la même histoire que l’on observe à l’Est. Dans les Balkans, la fragmentation régionale et les nationalismes qui en découlent ont produit une violence et une xénophobie qui ne sont pas uniquement liées à des considérations locales, mais générales. Et cela ne touche pas uniquement le football, mais de nombreuses autres disciplines, beaucoup de clubs étant omnisports. Ainsi, cette année, les supporters de l’Etoile Rouge de Belgrade ont été sanctionnés tant par la Ligue Adriatique de Basket (ABA) que par l’UEFA. En Hongrie, en Bulgarie, en Grèce, en Russie ou en Pologne, la subsistance de groupes identitaires, nationalistes et/ou néo-nazis, due aux instabilités territoriales et aux reconfigurations souvent arbitraires ou politiques qu’ont connu ces pays, a entretenu une animosité qui se manifeste également à travers le sport.
Le mouvement Ultra, booster des campanilismes
L’influence du mouvement ultra n’est pas à omettre totalement. Si celui-ci se veut indépendant de toute institution, sportive ou politique, il n’est pas foncièrement apolitique. Ainsi, il existe des groupes ultras à droite, comme à gauche, souvent proche des extrêmes. Car l’étymologie du mot trouve son origine dans le mot ultraroyaliste, un mouvement politique qui faisait imposer ses idées par la violence. Une violence davantage symbolique que physique, même si l’on ne peut omettre les quelques débordements. Mais le mouvement a beaucoup évolué et se veut de moins en moins unifié. Il a construit une forme de campanilisme qui érige la violence et l’affirmation de soi en tant que branle-bas de combat. Il a généré des identités tribales qui ne peuvent se concevoir sans l’entretien d’une altérité qui en reste rarement au rang de simple animosité.
Le mouvement ultra n’est pas responsable du racisme dans les stades, mais il y a parfois, à l’insu de son plein gré, baigné dedans. Chaque groupe a ses propres valeurs, utilise ses propres symboles. Certains d’entre eux sont construits, au-delà du soutien à un club, sur des idéaux racistes et politiques. Ce qui gangrène le mouvement et tend à le discréditer, au vu de sa faiblesse sémantique et de son absence volontaire de cadre.
Les contextes politiques, vecteurs d’altérité
Si aujourd’hui le racisme est plus que jamais présent dans les stades, c’est pour une raison phare : la résurgence des débats identitaires au sein de la communauté internationale au sujet des questions d’ordre migratoire. Celles-ci ont fracturé l’Europe, mais également les Nations, poussant à de nombreuses interrogations sur le thème des identités. Cette confusion n’a été que davantage creusée par la syncope médiatico-politique liée à l’islamisme. L’édification d’un danger, d’une menace, a systématiquement le même effet : le rejet de celle-ci. Dans le cadre de ce repli, amalgame et radicalisme se construisent à une vitesse faramineuse. Quel meilleur moteur que la peur pour se mobiliser contre ? Quel meilleur moteur que l’ignorance pour créer la peur ?
Les cris de singe, chants et banderoles ne sont que la partie émergée de l’iceberg du racisme. Ils sont de caractère ethnique, donc d’autant plus visibles. Ils correspondent à la définition primaire du racisme. Mais aujourd’hui, cette notion est beaucoup plus englobante et implique également le rejet pour des motifs nationaux ou religieux. Le racisme est devenu culturel. Il se veut flou, difficile à définir dans l’esprit des gens. On pourrait presque le considérer comme un droit aux yeux de certains, au nom de la défense de l’identité du bon français qui cotise et « veut pas payer pour des étrangers qui veulent pas travailler, qui touchent les allocs ou qui nous piquent not’ travail alors qu’on s’occupe pas de nos SDF ».
Dans le sport, c’est un moyen comme un autre pour déstabiliser les adversaires, un trait du campanilisme, tels que l’ont rétorqué les supporters de l’Inter Milan, à la suite d’insultes des tifosis de Cagliari envers leur propre joueur, Romelu Lukaku. C’est du folklore, selon les supporters du Chievo. Pourtant, lorsque l’on lit des banderoles indiquant que « le capitaine (de la Squadra Azzura) a le sang italien » lorsque Mario Balotelli porte le brassard de sa sélection, on se permet d’en douter un peu… La réponse des instances (quelques huis-clos ou interdictions de déplacement, ou de rares exclusions des compétitions européennes dans certains cas extrêmes et après plusieurs infractions) est beaucoup trop légère pour régler les problèmes. Il faut dès à présent instaurer un cadre législatif fort, apportant des solutions adaptées et dissuasives. Bien sûr, il ne s’agit souvent que de minorités, mais des minorités beaucoup trop visibles et bruyantes. Quoi qu’il en soit, le problème n’est pas italien : il est global.