Cet événement a marqué une radicalisation, médiatique tout du moins, des luttes sociétales à l’œuvre. Il révèle de quelle façon les médias surfent sur la vague des luttes de notre temps pour en offrir une lecture nécessairement conflictuelle. A l’heure où les inégalités sont croissantes et où les grandes puissances du monde sont entre les mains de néolibéraux ou de néoconservateurs qui continuent de les creuser, le sociétal apparaît comme un leurre médiatique à la face obscure et déviante. Passée la crise du coronavirus, revoilà le temps médiatique qui brasse du vent pour ne jamais aller au fond des choses. Le sociétal nous détourne le regard pour mieux nous diviser. Et il le fait à l’aune de sujets graves sur lesquels personne ne peut fermer les yeux.
La prophétie de 1984, c’est la Police de la pensée
Il y a peu, c’est South Park qui a été attaqué, accusé d’épisodes déplacés sur l’islam et Mahomet. Ces épisodes ont été censurés. Quiconque connaît la série salue son engagement pour la liberté absolue de ton et de parole. Dotée de plusieurs niveaux de lecture, la célèbre série américaine n’y va jamais de main morte sur les sujets sensibles avec le plus souvent le plus grand recul au-delà du langage cru utilisé. Puis voici que les Simpsons ne pourront plus être doublés par une personne d’une autre origine que le personnage de fiction, sans que ceci ne puisse être pris avec des pincettes. A chaque fois, dans un élan médiatique inconsidéré, les polémiques pleuvent et les effets d’annonces s’en suivent comme si personne ne voulait prendre la responsabilité de sortir du rang. Car c’est bien devenu la norme que de faire dans le social justice warrior tandis que les dubitatifs sont renvoyés au rang de réactionnaires. Même ceux qui alertent sur les dérives en termes de libertés individuelles et de liberté d’expression. Et tout ceci agit comme si s’indigner de tout faisait de soi quelqu’un de bien. Et si c’était plutôt la mesure ? Il faut croire que cette révolution des mœurs n’est pas encore passée par le Groland…
Alors, c’est la mort de Georges Floyd qui a déclenché un torrent révolutionnaire sans précédent. Des dizaines de statues déboulonnées plus tard, le monde s’interroge : faut-il supprimer un pan entier de l’histoire ? Quid de la complexité historique ? Les figures colonialistes sont-elles à bannir des places publiques et des noms de rues ? Bien sûr, à cette question, la prudence est de mise. Personne ne s’est insurgé de la disparition de l’espace public du Maréchal Pétain, héros de la Première Guerre mondiale, après le débâcle de l’Etat français lors de la Seconde, à juste titre. Quelle posture adopter pour le reste ? Surtout, quelles sont les limites à cet élan ? Chacun de nous est contestable, chaque héros a sa part de noirceur, chaque figure est sujette à controverses. Mais rentrerons-nous un jour dans une ère du soupçon permanent, rétroactif, de la morale absolue où chaque pas de travers est synonyme de potence de la figure qu’ils incarnent et sans aucune prescription ? Quelle personnalité peut se targuer de ne jamais avoir eu d’ombre à son tableau ?
Ce qu’on peut dire, c’est que ces attaques s’opèrent toujours sous couvert de bonnes intentions. En ce sens, la morale est le pire ennemi de la liberté, et la liberté est le meilleur ami de la tolérance dans une société qui fonde son projet sur l’éducation, la culture et l’esprit critique. Ce que je défends par là, c’est l’idée que censurer pour de bonnes raisons idéologiques, c’est censurer quand même. Et la censure n’amène jamais rien de bon. Là on rentre dans l’ère du soupçon généralisé, du puritanisme abscons et de l’intolérance. Le paroxysme de tout ce qu’on combat
Peut-on parler, comme certains éditorialistes, d’un nouveau totalitarisme de la pensée ? Son propre est d’empêcher de penser en brandissant des slogans ou en assénant des opinions sous l’apparence de l’évidence. C’est un appauvrissement de l’esprit critique et une dérive à combattre.
Le tribunal de l’opinion : une judiciarisation du sociétal par les médias
Il y a un danger évident à laisser avancer cette ère de la judiciarisation de la morale. Parce que l’opinion est dans l’émotion, l’invective et l’accusation, mais surtout dans l’instantanéité, elle ne doit pas corrompre le temps long de la Justice, la seule à pouvoir garantir l’ordre et la loi. A tout mettre sur la place publique, à tout jeter dans le cirque médiatique, on détériore le rôle si crucial des institutions qui nous dépassent pour mieux nous permettre de vivre ensemble. Bercés par l’illusion médiatique que notre opinion vaut la peine d’être tweetée, on oublierait presque que rien ne vaut jamais la loi en ce qu’elle constitue précisément un rempart contre l’opinion.
Un choix entre la censure et la liberté
C’est une question de projet de société. Ma vision c’est celle où les gens sont éduqués. La tendance actuelle est de privilégier la censure à l’éducation, la censure à l’esprit critique, la censure au jugement. C’est une tendance qui, dans l’histoire, a toujours suscité la haine et le pire.
Si l’on est blâmés dès lors que l’on dit quelque chose qui déplaît à la puissance médiatique, alors c’est la censure qui l’emporte. Si la morale a force de loi, alors le tribunal de l’opinion est plus fort que la Justice. Finalement, ce sont nos valeurs qui dépérissent dans un océan de bonnes intentions pour qu’au passage certains en fassent un business.
Les notes de remise en contexte sont peut-être un moindre mal, mais elles infantilisent une population et sonnent comme un désavœu de l’éducation et de la culture générale des citoyens. Et que devient une œuvre d’art remise en contexte ? Où s’arrête cette remise en contexte ? Pourquoi remettre en contexte ? N’est-ce pas une façon de censurer sans le dire ce qui ne passe pas le tribunal de la morale ? Chaque œuvre parle de l’époque dans laquelle elle a été créée. On peut adorer un personnage parce qu’il est sexiste et raciste, parce que c’est une fiction, et incarner tout le contraire dans sa conduite au quotidien. On appelle ça la mesure et l’esprit critique. On doit se battre pour ça. De toute façon, la haine trouve toujours un chemin et la censure est son meilleur allié.
Les médias en sont friands : le buzz sociétal en vogue
Faire de l’argent sur le dos des questions sociétales, parce qu’elles sont sujettes à controverse, parce qu’elles permettent de débattre pendant des heures sur la forme sans jamais parler du fond est la tendance médiatique du moment. Parce qu’elles sont une ressource infinie, une cause en cachant toujours une autre, les médias en raffolent.
Finalement, c’est assez surprenant de voir comment tout ça a remplacé le Burkini, puis les musulmans, puis Balkany, puis Johnny puis le Coronavirus dans les médias. C’est le temps médiatique et ses épisodes rangés par saisons destinés à doper une audience en manque de sensations fortes.
Diviser les masses : l’objet terrible des médias et des politiques
Mon postulat est que le social rassemble là où le sociétal, irrémédiablement, divise. Il divise parce qu’il est nécessairement sujet à controverses, à débats, à désaccords, à heurts et pleurs, à embrouilles et affrontements.
A mon sens, l’objectif de la médiatisation du sociétal est de diviser. En empêchant la convergence des luttes, en éparpillant les colères, en déracinant politiquement les aspirations, en les détachant du socle commun systémique qui les engendre, on relègue une certaine lecture de la crise et des inégalités : le motif profond du capitalisme et la réalité sociale de ses maux. Car il va de soi que le social perd pieds au profit du sociétal, sorte de boule à facettes avec autant de différences qu’il y a d’individus ; c’est une façon de contrevenir à l’unité qui menace l’inégalité tant précieuse pour ceux qui ont tout. C’est ainsi que depuis trente ans la gauche disparaît en France au point que 2017 et sans doute 2022 offriront le choix (si tant est qu’on puisse parler d’un choix) entre un néolibéral et un néoconservateur. Cette américanisation du paysage politique français procède de façon rampante à travers trois phénomènes insidieux :
- le délaissement, par la gauche, du combat social originel qui s’incarne dans une lutte des classes (à l’image d’EELV qui fait de l’écologie sa marque de fabrique sans aucune conception sociale profonde et avec une perte de sens de la Nation et de l’idée de peuple) au profit des luttes sociétales aussi diverses que multiples diluant le sens de l’engagement des masses pour une cause qui fonde l’idée de peuple ;
- la progression des néolibéraux sur les ruines de l’Etat providence qui entérine la montée en puissance des néoconservateurs, l’extrême-droite, l’un constituant la caution de l’autre et chacun permettant à l’autre de conserver sa position de force tout en reléguant la gauche de rupture, la gauche sociale et écologique au second plan, et en position d’inéligibilité ;
- l’abstention massive et hallucinante à chaque élection, illustrant la gravité de la crise politique et faisant encore plus reculer la rhétorique de la démocratie clamée par les gouvernants qui voient leur légitimité populaire s’affaiblir mais se gargarisent encore des résultats des urnes. Ce dernier paramètre entraîne, de la sorte, une crise de la représentativité et couve une crise sociale qui a déjà menacé d’exploser à de nombreuses reprises ces-dernières années.
Dans ce triste tableau, le sociétal est l’arme ultime des puissants pour disperser la colère et détourner le regard des causes profondes imputables au système sur lequel ils prospèrent. Pourtant, personne ne doute de l’importance que chacun, et c’est bien normal, puisse vouloir se sentir considéré, respecté et simplement exister dans notre société. Mon analyse c’est que le sociétal est toujours subordonné, d’abord, au social et qu’il ne peut y avoir de changement profond sans action en faveur de l’égalité socio économique.
Quid des luttes des minorités ?
L’infantilisation et la déresponsabilisation par la surmédiatisation de ces combats donnent à une opinion publique minoritaire des motifs de rêves et de conquêtes et lui font miroiter du sens dans une existence désincarnée.
Les mesures qui en débouchent sont le plus souvent des mesures de façade, notamment quand le manspreading est utilisé à toutes les sauces par Marlène Schiappa tandis que le sort social, celui qui concerne l’égalité profonde, socioéconomique, est toujours traité avec autant de mépris sur les bancs de la majorité.
Preuve en est, la dernière grande mesure pour l’égalité homme femme est une proposition de loi de La France Insoumise, portée par François Ruffin, pour la digne considération des agents d’entretien, profession majoritairement exercée par des femmes dans l’indifférence.
Je crois même que le tout médiatique peut desservir l’intérêt de ces causes en les désincarnant. De la même façon, tout traîner devant le tribunal de l’opinion entretient le sentiment d’un soulèvement massif alors que, bien souvent, tristement peut-être, la majorité silencieuse s’en désintéresse fondamentalement. Ce tout médiatique donne l’illusion d’un combat gagné quand il est perdu d’avance. Il s’attaque à la mauvaise cible en prenant la cause en dehors d’un système, attaquant les effets apparents sans jamais cibler les causes profondes. Il exacerbe les tensions, les conflits, les réactionnaires, ne convainc pas les dubitatifs, excite les conservateurs, agace les autres. Il ne produit rien de bon.
Il faut bien sûr prendre chaque événement pour ce qu’il est, l’analyser dans son contexte, au besoin le sortir de sa lecture à proprement médiatique pour lui rendre ses autres dimensions mais garder à l’esprit que notre époque est peut-être celle de la sécularisation de la morale au temps des médias dans un contexte où l’affrontement (ou la collusion) entre néolibéraux et néoconservateurs cherche à substituer le social par le sociétal pour que la lutte des classes et celle en faveur de l’égalité universelle, nécessairement socio-économique, se dissipe dans un océan de fantasmes communautaires. Rien n’est jamais acquis dans son contexte, tour vaut pour ce qu’il implique. Nos valeurs reposent sur un fragile équilibre de la paix et de la tolérance préservés par l’esprit critique, l’éducation et la liberté d’expression. Désintox s’émeut des dérives d’une ère médiatique où chacun s’indigne avant de se remettre en question.