Une interview complaisante sur BFMTV
Ce qui est intéressant dans cette séquence, c’est de voir l’impréparation du journaliste qui déroule des éléments de langage du pouvoir, c’est-à-dire des mots, des concepts opérationnels et des affirmations douteuses sur le ton de questions rhétoriques. Cette stratégie est habituellement utilisée dans un débat et elle est malhonnête parce qu’elle biaise les réponses de l’interviewé, ici le syndicaliste. Ce-dernier passe l’intégralité de la séquence choisie à contredire, à juste titre, et sur le fond, avec des faits, les insinuations tendancieuses du journaliste.
Le premier élément de langage est de rappeler, comme si c’était un argument recevable, qu’Emmanuel Macron a été élu pour mener cette réforme. On peut débattre de cette idée, mais on peut reconnaître que l’argument est fragile, surtout quand on sait que le Président a été élu contre l’extrême-droite. D’autre part, le projet actuellement débattu n’était pas développé en ces termes dans le programme de l’ancien ministre. Ainsi, en 2017, il promettait de maintenir l’âge de départ à 62 ans, de ne pas allonger la durée de cotisation, de maintenir le niveau des pensions et le même calcul des retraites pour tous. Sur tous ces points, la réforme actuelle balaie ses engagements. C’est factuel.
Ensuite, le journaliste oppose un second argument qui, là encore, n’est pas une question mais une sorte de carte abattue dans un débat permettant de faire passer les syndicats pour ceux qui bloquent la négociation et qui ne veulent pas trouver de compromis. C’est malhonnête parce que cela revient à faire passer ceux qui ne sont pas en position de force pour les plus forts. Dans ce petit jeu actuel, c’est bien le gouvernement seul qui peut faire passer la loi comme il l’entend. Il a la majorité à l’Assemblée Nationale et peut aussi employer l’article 49, 3. Pire, le journaliste, de cette façon, nie que plus de 60% des Français refusent cette réforme. Dans cette configuration, il est objectivement juste de poser la question contraire et de se demander pourquoi le Gouvernement impose cette réforme alors qu’il est minoritaire.
L’argument suivant du journaliste (qui ressemble à un militant politique de la majorité) est de présenter le système de retraite actuel comme injuste. C’est un concept opérationnel qui n’a aucun fondement objectif. Bien sûr, l’argument est imparable. Tout le monde est d’accord pour quitter un système injuste et tendre vers un système plus juste. Mais le système que défend le Gouvernement n’est pas plus juste que le système actuel, bien au contraire, et la malhonnêteté du journaliste est d’employer les mêmes arguments fallacieux que les défenseurs de la réforme : elle bénéficierait aux plus démunis comme les agriculteurs et même aux femmes. C’est vrai pour les agriculteurs, mais on peut déjà dire que le vrai progrès social serait d’augmenter les salaires pour qu’ils puissent survivre et pas de faire passer cette réforme comme un cadeau pour ces-derniers. En revanche, c’est totalement aberrant pour les femmes. L’argument est irrecevable parce que c’est un mensonge. L’augmentation des retraites des femmes passe par l’augmentation des salaires et il n’y a tout simplement rien, dans le système actuel, qui dit qu’une femme doit avoir une plus petite retraite qu’un homme, c’est simplement la conséquence de l’écart des revenus moyens avec les hommes qui a pour effet de faire de plus petites retraites. Aucun paramètre, en l’état, fait la distinction entre les femmes et les hommes.
Le niveau d’information donné par le journaliste frise le néant, c’est un condensé d’éléments de langage. Il n’y a même pas de questions, simplement des insinuations successives qui sonnent comme des mensonges. Alors, il va sur le terrain de la prétendue cotisation des plus riches pour la solidarité (au-dessus de 120 000 euro) qui serait nouvelle. Là encore, comme le rappelle l’invité, c’est faux. Les plus riches cotisent déjà à hauteur de 8 fois le plafond de la Sécurité sociale, et au contraire, cette réforme aura pour effet de les faire cotiser moins que dans le système actuel (2,5% au-dessus de 120 000€).
La complaisance du journaliste pour la réforme l’empêche de poser des questions de fond. Il reste en surface sur des effets de communication et d’annonce et maitrise visiblement incroyablement mal son sujet. C’est du grand BFMTV.
Une leçon de journalisme sur France 3
Le service public a fait honneur au journalisme. Dans Dimanche en politique sur France 3, c’est Véronique Marchand, pas très connue, mais excellente, qui a cuisiné le secrétaire d’Etat Laurent Pietraszewski. L’interview est à montrer dans les écoles de journalisme car, du début à la fin, elle ne lâche pas son invité sur les questions de fond et le pousse dans ses retranchements pour le faire sortir de son discours huilé, conformiste et rempli de concepts opérationnels.
Véronique Marchand commence d’ailleurs son interview en disant à son invité que la réforme avait pour objectif de faire travailler les Français plus longtemps et en donnant des chiffres, dont ce sondage fait pour BFMTV qui annonce 61% des Français contre la réforme des retraites. De ce chiffre, elle lui demande alors simplement pourquoi le Gouvernement n’écoute pas la contestation des Français : c’est une question de fond, pertinente et fondée sur une réalité objective et des faits mesurables dans l’opinion publique.
Ensuite, la journaliste remet bien le problème au cœur d’un choix de société, de philosophie de l’action publique et interroge le ministre sur sa conception des retraites avec le chiffre de 14% du PIB lui étant consacré. A chaque instant où Laurent Pietraszewski revient sur des éléments de langage, elle repose sa question. On peut apprécier son niveau de préparation. Elle précise notamment que le projet a pour but de diminuer la part consacrée aux retraites dans la richesse nationale, ce qui là encore est un fait objectif, et lui demande pourquoi. Elle poursuit en lui demandant pourquoi travailler plus longtemps « tout en sachant que l’espérance de vie en bonne santé est environ de 63 ans » lui opposant l’idée de « maltraitance institutionnelle » (« vous envoyez les gens à la retraite en mauvaise santé »).
Par la suite, et là encore c’est assez rare, la journaliste l’interpelle sur les autres pistes, nombreuses et étayées de façon sérieuse, sur le financement des retraites permettant de conserver le système par répartition auquel les Français sont attachés. Elle l’interroge sur l’augmentation des salaires, celui des femmes notamment. Et contrairement à son « homologue » pour ainsi dire de BFMTV, elle ne laisse pas passer la réponse du ministre qui affirme que le Gouvernement travaille sur cette question, ce qui revient à dire qu’il ne fait rien. « Muriel Pénicaud travaille sur ce sujet pour les réduire et demande aux entreprises de faire un effort » affirme alors Laurent Pietraszewski, moment où Véronique Marchand l’interrompt pour rappeler que la situation dure depuis 40 ans sans aucune avancée significative et acte politique fort sur la question.
Enfin, sur l’âge pivot, elle pousse encore le ministre à répondre sur le fond dans une démarche qui le met systématiquement mal à l’aise et l’oblige à sortir de sa zone de confort. Véronique Marchand n’y va pas de main morte, et à raison. Laurent Pietraszewski est là pour convaincre. Elle est là pour obtenir des réponses et informer les citoyens et les aider à décrypter le projet de loi.
L’interview neutre n’existe pas, mais les méthodes, ici, révèlent deux façons de concevoir l’interview politique. Le journaliste de BFMTV déroule des éléments de langage avec des contre-vérités tandis que la journaliste de France 3 pousse le ministre dans ses retranchements en lui posant des arguments objectifs issus d’un travail journalistique rigoureux pour obtenir de lui des réponses. C’est l’exemple le plus parfait d’une démarche journalistique absolument pas complaisante mais rondement menée où l’invité vient pour donner des réponses précises aux questions qu’il n’a pas choisies. Laurent Pietraszewski est tombé, sur France 3, sur une interview sans concession, déstabilisante et dure sur l’homme. Et s’il a passé sans doute un mauvais quart d’heure, et apporté peu de réponses, l’interview ainsi conduite a permis de mettre les sujets importants sur la table et de remettre un peu l’église au milieu du village, en attendant les prochaines étapes. Mais on vous en a déjà parlé dans notre précédente chronique. Et la réforme à au moins quelque chose de bon, c’est de maintenir Véronique Marchand en poste au-delà de 62 ans pour continuer de mener la vie dure à ceux qui, bien trop souvent, prennent les plateaux TV pour des hauts parleurs à leur service. Désintox remercie Véronique Marchand de montrer l’exemple et de bousculer autant ceux qui se sont emparés de son nom de famille pour nommer leur parti : la marche est stoppée nette. Douce ironie quand tu nous berces…