A lire avant toute chose : la première partie

A ses débuts, le rap, en France, c’est donc l’apanage des maisons de disques d’un côté, et de quelques DJ amateurs de funk de l’autre. Ce genre musical, qui a commencé à s’imposer à la fin des années 1970 en Europe, est devenu le premier mobile de la forme rappée, l’introduisant peu à peu sur la scène musicale française. Celle-ci doit aussi son essor à un changement dans le paradigme des supports de diffusion que n’aurait pas renié Gutenberg. Les cassettes audios ainsi que les VHS fleurissent, mettant l’enregistrement ainsi que le réengistrement à la portée de tous, accroissant par la même occasion la dimension visuelle du hip-hop via la démocratisation des clips vidéo. L’avènement des radios libres et des discothèques participe également à cette expansion. Les DJ en sont les chefs d’orchestres mais également les compositeurs : ils produisent à la fois les mélodies et les textes. Ils s’adaptent à une technique en constante évolution, se faisant les pourfendeurs de la vague américaine en France, les bâtisseurs d’une scène en devenir.

Mais l’accès à l’approfondissement d’une véritable culture hip-hop, encore marginale à l’époque, demeure un privilège parisien. Les grands labels l’utilisent en partie mais ne la démocratisent ni ne l’émancipent. Quant aux DJ, leur influence n’est pas encore omnisciente. Les zones rurales, péri-urbaines, la province dans son ensemble, à des degrés moindres, en sont « privées ». C’est pourquoi le chemin vers la passion de Philippe Fragione, alias Akhenaton, n’a pas été des plus reposants. Né et élevé à Marseille, l’ado découvre l’univers hip-hop à travers les vinyles du sugarhill gang et les émissions de radio. Auditeur assidu, il se décide à intervenir dans l’émission Startin Black de Philippe Subrini sur Radio Star, afin de faire part d’un récent voyage à New-York où une partie de sa famille vit. Il y raconte son expérience immersive dans un des berceaux du hip-hop, et se lie à l’animateur, qui l’invite par la suite à assister aux émissions. Une rencontre qui s’avère décisive.

Car via Subrini, il fait la connaissance d’un certain Eric Mazel, qui deviendra DJ Kheops et avec qui il fondera le Lively Crew, ancêtre du groupe IAM. Le rap est alors considéré comme une forme émergente du hip-hop, vu lui-même comme un mouvement artistique aux racines afro-américaines. Mais peu à peu, il devient un objet socio-culturel à part entière, présenté non plus comme un épiphénomène, mais comme les symptômes d’un problème social. La raison principale : l’expansion de la pratique du graffiti, médiatisée péjorativement, et assimilée au mouvement hip-hop. Dès lors, ce dernier commence à être érigé en étendard de ce qu’on définit comme de la délinquance. Un mot qui, par amalgame, se meut en dénominateur commun d’un ensemble assez large que l’on pourrait définir en un mot : la banlieue.

Banlieue, un mot lourd de sens

La banlieue signifie littéralement le lieu mis au ban. Dans les anciens systèmes féodaux, elle était la périphérie des territoires de juridiction de la seigneurie. Des aires en marge de la ville et de la société. La région parisienne est la plus large d’entre elles dans l’Hexagone. C’est notamment ici que les graffitis ont commencé à poser problème ou du moins, que les médias ont commencé à s’emparer de la question. Face à la recrudescence des inscriptions exécutées à la va vite et de la dégradation des transports publiques (saleté, provoquée notamment par une grève de l’entreprise en charge du nettoyage du métro en 1989, incivilités…), le graffiti, qui apparaissait jusqu’alors comme un phénomène sans grande importance, devient un élément central, symbolique. On lui donne le nom de « tag », le vidant de sa substance artistique ou politique.

Le tag est singularisé, érigé en problème sociétal attribué, dans un imaginaire collectif savamment élaboré, à la banlieue… et au rap, par un amalgame assimilant le tag et le graffiti, ce dernier faisant partie intégrante de la culture hip-hop. Le message contestataire qui émane des deux éléments les réunirait sous la bannière du « seul moyen de faire parler d’eux ». Le rap apparaît ainsi comme un facteur d’explication du tag. L’interdépendance des deux phénomènes ne fait pas l’unanimité aux yeux du monde du hip-hop. Mais la corrélation peut paraître justifiée, dans la mesure où ceux-ci expriment un sentiment commun : un mal-être profond. Matérialisé par cette dimension contestataire, il est le symptôme de ce que les sociologues définissent comme des « faits sociaux », c’est-à-dire des phénomènes collectifs et symboliques se plaçant au-dessus des consciences individuelles.

Si cette ressemblance photographique et ces raccourcis philosophiques étaient spéculatifs, ils sont devenus, sous l’effet de la chape médiatique, une vérité empirique. Entendons-nous : les habitants de banlieue, et plus particulièrement les jeunes, n’ont pas attendu de lire et intégrer ces théories pour priser le monde du hip-hop. Cependant, les discours communs ont contribué à ancrer l’idée d’un lien indéfectible entre le hip-hop et la banlieue, tant dans le regard de la société dans son ensemble que dans celui des habitants des banlieues. Les deux éléments sont ambivalents : le rap symbolise la banlieue, la banlieue symbolise le rap.

Et le rappeur fut

Les premiers à avoir rappé en Français ne l’ont pas fait pour ancrer la surgescence d’un nouveau style à part entière mais ont exploité le rap. A la fin des années 1980, un nouveau personnage apparaît : le rappeur. Et il se crée dans un lien d’hérédité évident, lié à la diversité ethnique du rap. Un genre historiquement coloré, qui n’a jamais été pris au sérieux, et sur la durée, par l’industrie musicale. Une maison à construire et à animer, dont certains ont décidé de s’occuper du chantier.

On ne va pas partir sur une leçon de sociologie de bas étage : ségrégations sociale, urbaine et ethnique sont interconnectées. Les banlieues en sont le tableau le plus éloquent. C’est souvent en leur sein qu’émergent ces nouveaux artistes hors-champ, pas musiciens de formation, à l’écart des maisons de disque. Et à la fin des années 1980, le contexte y est particulier, notamment à cause du décès du jeune Thomas Claudio, renversé par une voiture de police. Un événement qui a littéralement mis le feu à de nombreux quartiers en France, les médias parlant alors de « crise des banlieues » et lui associent la structuration nouvelle du rap. Les rappeurs sont d’ailleurs bien souvent pris à témoin et invités à s’exprimer sur cette crise sociale qui fait la une des journaux.

Car dans le même temps, le rap s’autonomise et commence à arriver à la postérité, comme genre à part entière. Ces « francs-tireurs » comme les appelle Karim Hammou développent une identité artistique en marge des labels et des grandes tendances populaires. Ce phénomène n’est pas propre à la banlieue, mais l’altérité portée par le rap et ancrée dans les zones suburbaines fait que sa popularisation y est plus massive. De plus, alors qu’elle en était privée par la racisation des clubs parisiens, premiers diffuseurs du hip-hop en France, les jeunes banlieusards voient les premiers lieux de sortis « pour refusés » émerger. Leur vision du hip-hop en ressort différente : ayant plus de difficulté à y accéder, ils se portent dessus plus massivement. Finalement, les rappeurs ne sont pas différents de vous et moi : ce ne sont que des amateurs de hip-hop, ayant eu la volonté de s’en emparer et de l’ancrer en France.

En 1990 sort la première compilation de rap en français, Rapattitude. On y retrouve des artistes considérés aujourd’hui parmi les précurseurs du mouvement en France : Tonton David, Assassin, Suprême NTM, Dee Nasty, EJM, A.L.A.R.M.E… Presque tous sont issus de la banlieue (majoritairement parisienne) et/ou de l’immigration. Rapattitude fut une œuvre fondatrice en France : écoulée à 40000 exemplaires, elle consacre enfin l’indépendance du rap, auprès du grand public, mais aussi des maisons de disque qui se mettent, à compter de cet acte, à investir sur les rappeurs. Aucun titre d’IAM n’y est présent mais dans le même temps, le quintette phocéen avance et sort son premier album, Concept. Sans oublier que rien ne sert de courir.