Le rap, une opportunité commerciale
Les « premières formes d’interprétations rappées », tel que le consacre la formule de Karim Hammou dans son excellent ouvrage Une histoire du rap en France, apparaissent dans l’Hexagone dans les années 1980. Elles suivent le sillon creusé par le disco, popularisé près d’une décennie plus tôt et ayant contribué à briser « la ligne de partage des couleurs », conceptualisée par W.E.B Dubois, ancien esclave noir-américain et auteur de nombreux récits captifs et sociétaux. Cette ligne, qui tend à séparer tout ce qui s’apparente à la « culture noire » de ce qu’on attache à la « culture blanche », s’exprime tout particulièrement dans le milieu musical. Elle est génératrice de discriminations vouant à exclure ce qui attrait à la minorité noire et traverse le monde occidental, des Etats-Unis à l’Europe.
Mais la fenêtre commerciale offerte par le disco pousse les producteurs américains à en ouvrir les volets, à s’implanter en Europe et à inspirer les producteurs du vieux continent, qui s’engouffrent également dans la brèche. Associée à la popularisation croissante des boîtes de nuit, cette opportunité musicale et lucrative érige le genre en locomotive, le rap en wagon. Ce phénomène n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel : nombreux sont les artistes européens et même plus précisément, français, à s’inspirer des sonorités en vogue outre Atlantique. Claude François, Joe Dassin, Johnny Halliday, pour ne citer qu’eux : une grande partie de la création française est adaptée des grandes tendances anglo-saxonne, bien que certaines influences soient restées en marge des frontières hexagonales, à l’image de la musique jamaïcaine, propulsée par le mouvement skinhead (qui est foncièrement antiraciste et qu’il ne faut pas confondre avec les vrais fachos que sont les bonehead ).
Les premiers succès rappés arrivent en France par la porte des clubs. On peut citer, de manière non-exhaustive, le célèbre single Rapper’s Delight du groupe Sugarhill Gang, en 1979, ou encore le très funky et partiellement francophone Wordy Rappinghood de Tom Tom Club, en 1981, qui parviennent tous deux à s’immiscer dans le top charts. La même année, une dizaine de morceaux rappés en français apparaissent en Belgique, en France et au Canada, dont le groovy Salut les Salauds du groupe Interview, aux rythmes et sonorités ouvertement inspirées du fondateur Rapper’s Delight. Mais le morceau qui fera vraiment décoller l’affaire est le bien connu Chacun Fait de Chagrin d’Amour, qui connaît, en 1982, un grand succès médiatique et commercial (plus de trois millions de ventes pour le 45 tours) propulsant la forme parlée sur le devant de la scène musicale francophone.
La naissance d’un « phénomène »
Un succès tel qu’il pousse les maisons de disques à s’en inspirer et à « faire du rap ». La machine est en marche, avec des fortunes diverses. En un rien de temps, le rap devient le nouveau style à la mode, évoluant au gré des influences américaines telles qu’Afrika Bambaataa, à qui l’on attribue souvent la paternité du genre (dépeinte avec brio dans l’excellente série documentaire Hip Hop Evolution ). L’univers mute, la musicalité change, intégrant une dimension électronique toujours plus prégnante : synthé, vocodeur, boîtes à rythmes et autres artifices caractérisent les compositions (eh oui, tout n’a pas commencé avec Jul et PNL les amis… ) La danse s’associe également au mouvement, donnant naissance à des termes aujourd’hui incontournables dans l’univers rap : break dance, smurf et le plus célèbre d’entre eux, hip-hop, qui donne naissance à une émission éponyme diffusée sur TF1 à partir de 1984.
Animée par Patrick Duteil alias Sidney, un DJ devenu animateur radio sur Radio 7, une station publique dédiée aux jeunes, elle contribuera indéniablement au basculement du rap d’une strate spécialisée vers le grand public. H.I.P.H.O.P. devient une émission porteuse de cette nouvelle vague artistique, mais également d’une sociétale très forte symboliquement, puisque Sidney est le premier animateur de couleur du PAF. Le rap se joue alors déjà des carcans, s’imposant petit à petit comme un phénomène sociétal de grande ampleur. Mais de plus, H.I.P.H.O.P. ne se contente pas de présenter le rap sous une forme purement musicale, mais avec son caractère interdisciplinaire, mêlant graffitis, scratch, break dance, style vestimentaire… « Le hip-hop n’est pas une mode, le hip-hop est un phénomène », expliquait alors sobrement Sidney lors d’une de ses émissions.
Un phénomène « exotique » aux yeux de la presse et d’une société intriguée par la négritude, telle qu’elle le fut avec le jazz plusieurs décennies auparavant. Un phénomène créé par des noirs, sur les bases d’une musique noire, perpétuée par des noirs et dont la seule émission dédiée est présentée par un noir. Un phénomène à décloisonner dans l’imaginaire collectif, dans le contexte de l’émergence de la lutte antiracisme, matérialisée par la naissance de SOS Racisme. Car si cette altérité a permis au rap de fasciner et d’émerger, les artistes noirs s’appropriant le mot « nigger », de Duke Ellington à 50 Cent, c’est son universalité qui lui confère cette dimension de moyen d’expression accessible et appropriable par tous.
De la mode au genre à part entière
Mais il ne fut pas aisé pour le hip-hop de devenir le « phénomène » qu’il revendique être. Car il ne faut pas oublier l’élément primaire qui a permis l’essor du rap par les maisons de disque : le facteur commercial. Contrairement à ce qu’affirme Sidney, le rap n’est qu’une mode aux yeux de l’industrie française. Un ensemble dans lequel on puise par petites touches et que l’on cherche à adapter ponctuellement, mais certainement pas un genre à part entière. Aux yeux des artistes, il en va de même : faire un morceau aux sonorités rap est un beau coup de pub, mais pas un dessein artistique durable. Distribués en grande majorité par les maisons dominant le marché en format 45 tours, ils sont peu couteux, souvent réalisés par de petits producteurs indépendants et donc très lucratifs. Ils se greffent bien souvent à la variété, genre le plus en vogue sur le marché musical international et français.
L’un des exemples les plus frappants se retrouve chez l’une des premières artistes francophones à avoir « utiliser » le rap : Annie Cordy. En tant que l’une des artistes de variété les plus influentes de l’époque, elle a inscrit son nom au patrimoine de la chanson française. En 1984, elle sort le single « Et je smurfe », en face B du disque Choubidou, un morceau rappé en référence à l’une des danses illustrant le mouvement hip-hop. Un coup de com’ qui associe directement l’une des artistes du moment au style du moment : succès populaire et lucratif. L’usage est avant tout humoristique voir parodique, tendant à renforcer l’idée d’épiphénomène qui colle alors au rap. Un élément de l’ensemble que constitue la variété – qui porte par ailleurs très bien son nom, lorsqu’on y pense. Car le rap n’est pas le seul phénomène dans ce cas : avant lui, il y avait eu le jazz, le blues, le rock ; après lui, la techno.
Le premier artiste à avoir tenté de faire du rap français un genre à part entière s’appelle Dee Nasty. Daniel Bigeault, de son nom civil, mais on repassera pour la street cred’. Grand amateur de funk, il devient DJ et également animateur sur Radio Arc-en-Ciel, une station pirate comme il en existait des dizaines et qui n’étaient pas, contrairement aux radios publiques (les seules légales à l’époque où l’audiovisuel était l’apanage de l’Etat, avant Mitterrand et la loi sur la communication audiovisuelle), soumises aux carcans de l’industrie musicale. Il y passe du hip-hop, mais l’impact culturel est restreint par le manque d’audience. Il rencontre Bad Benny, un autre DJ Parisien, avec qui il devient co-animateur d’une émission funk sur une autre station, RDH, en 1982. Mais les deux larrons ne sont pas insensibles au hip-hop. Les voyages américains de Dee Nasty lui ont donné le goût de la découverte, et le phénomène qui arrive tout juste en France lui semble inexploité. Les artistes ne rappent pas : ils utilisent le rap.
Les deux potes se mettent alors à écrire, adaptant bon nombre de succès américains sans sortir de la case hip-hop. Ils décident ensuite de s’atteler à la production d’un album qui sera le tout premier consacré au rap francophone : Panam City Rappin’, qui voit le jour en 1984. Produit en dehors des chaînes conventionnelles que sont les maisons de disques, pour qui la vague hip-hop est en train de s’en aller tranquillement, il est distribué par Dee Nasty lui-même, de main en main, lors des événements qu’il anime en tant que DJ, puis par quelques disquaires visionnaires. La barre des 1000 ventes est tout juste atteinte à l’horizon 1997, mais qu’importe : le rap français est conçu, même s’il n’est pas encore né. Il n’est pas encore né, mais Dee Nasty initie un mouvement qui se détourne de l’industrie conventionnelle et crée ses propres règles d’enregistrement, de distribution, de création.
Néanmoins, il faudra encore attendre quelques années pour assister à l’autonomisation du rap français. Car n’oublions pas que si Annie Cordy est une chanteuse qui a rappé ponctuellement et non sans stratégie commerciale, que si Sidney est un animateur télé ayant tenté de populariser le hip-hop en France, Dee Nasty est un DJ et que le rap ne représente pour lui qu’une ouverture, une expérience artistique. En 1984, le rappeur Français n’existe pas. Du moins, il vient de naître, mais reste une denrée anonyme, qui n’exerce qu’en marge du monde de la musique. Son berceau à lui, c’est la banlieue. Son biberon, c’est la latente rupture du lien social. On ne naît pas tous sous la même étoile.