Être solidaire ou ne pas être solidaire ? Telle est la question. À l’heure où le vieux continent traverse sa plus grave crise depuis la Seconde Guerre Mondiale, la volonté de certains d’ajouter une dose de fédéralisme dans le fonctionnement budgétaire de l’Union européenne est loin de faire l’unanimité. De toute évidence, la pandémie de coronavirus fait rejaillir du passé les questions ancestrales qui taraudent l’Union européenne depuis sa création et les divisions qui les accompagnent.

Le 25 mars 2020, neuf États membres, dont la France et l’Italie, ont adressé une lettre au président du Conseil européen, Charles Michel, afin de proposer un système de dette mutuelle pour faire face au défi sanitaire et au contrecoup économique que suppose la lutte contre l’épidémie de Covid-19. Problème, le terme de « dette mutuelle » est quelque peu tabou dans une Union européenne ayant emprunté le chemin de l’unionisme, plutôt que celui du fédéralisme depuis bien longtemps déjà. Le moment est cependant mal venu pour perdre du temps et de l’énergie sur une vieille opposition idéologique entre pays du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Finlande, etc.), dans le rôle de la fourmi, et pays du Sud (France, Italie, Espagne, Grèce, etc.) dans le rôle de la cigale. Pourtant, nous en sommes là aujourd’hui.

Nord vs Sud, un remake de Game of Thrones ?

La proposition de la France, de l’Italie, ainsi que de sept autres États membres est de mettre en circulation sur les marchés des corona bonds qui permettraient de créer une dette européenne pour financer des investissements exceptionnels dans le domaine sanitaire et le plan de relance de l’économie post-épidémie. Les corona bonds seraient donc des obligations de dettes émises au nom de l’Union européenne. Les défenseurs de cette proposition disent vouloir empêcher la spéculation sur les États en difficulté. Aux yeux des marchés financiers, un État gravement frappé par le virus perd en solvabilité et aura donc plus de difficultés à rembourser ses créanciers. Conséquence : les taux d’intérêts augmentent. L’Allemagne bénéficie en effet de taux d’intérêts négatifs (-0,40%) depuis dix ans tandis que ceux de l’Italie ont atteint les 2,4% cette semaine. Derrière cet argument purement pragmatique se cache une volonté d’ériger le principe de solidarité en valeur motrice de la coopération entre États membres.

L’Allemagne et la plupart des « pays du Nord » ne sont néanmoins pas du même avis. Ces derniers s’inscrivent dans la logique de l’Article 125.1 des traités européens, aussi appelé clause du « no bail-out », qui admet qu’un pays n’a pas à payer pour les dérives budgétaires d’un autre. Finalement, Jean de la Fontaine et sa fable La Cigale et la Fourmi est toujours d’actualité. Le problème se pose toutefois d’une manière sensiblement différente en raison du contexte exceptionnel. Il y a un consensus sur la nécessité de mettre en place la doctrine du « quoiqu’il en coûte », qui se traduit par l’activation de la clause dérogatoire générale du pacte de croissance et de stabilité, afin de se relever de l’épidémie de Covid-19. C’est sur la forme que pointent les fissures d’une solidarité de façade affichée.  

L’inaudible Union européenne

Angela Merkel a communiqué sur son souhait de recourir au MES (Mécanisme Européen de Stabilité), organisme de secours financier de la zone euro, crée en 2012. Cette institution existe déjà, ce qui constitue un point important dans une situation où le temps se compte en vies humaines. D’autre part, les dettes contractées resteraient uniquement étatiques et non européennes. Enfin, le MES garantit conditions et contrôle dans le processus de règlement de la dette, qui sont les maîtres mots d’une proposition acceptable selon les pays du Nord.

Les termes de « conditions » et « contrôle » sifflent cependant à l’oreille des Italiens, craignant le spectre de l’austérité ayant mis la Grèce à genoux en 2015, sitôt la crise terminée. Pas d’accord pour le moment donc. La France a par ailleurs proposé la mise en place d’un Fonds de sauvetage à durée limitée (5 à 10 ans), afin de sortir du cadre du budget pluriannuel de l’UE. D’autres voix s’élèvent pour plaider en faveur d’un soutien illimité ici et limité là, de la part de la BCE (Banque Centrale Européenne) ou encore de coopération entre MES et BEI (Banque Européenne d’Investissement) pour créer une dette mutuelle certes, mais sous conditions. Enfin, certains parlent de créer une nouvelle institution, ce qui prendrait beaucoup de trop de temps, convient une large partie des États membres.

Bref, tout ça n’est pas très clair. Entre élan fédéraliste et volonté de rester dans une logique de préférence nationale, l’Europe est inaudible dans un moment où, pourtant, elle dispose des leviers pour faire face à la crise du coronavirus et à ce qui suivra. Jacques Delors, ex-président de la Commission Européenne de 1985 à 1995 a fait part de ses craintes quant à la gestion de la crise : « Le climat qui semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union européenne ».

« C’est le moment de vérité pour une Europe qui s’affirme si souvent être une communauté de destin »

Sept économistes allemands dans une tribune publiée dans Le Monde

Derrière ces divisons se cache le spectre de la vieille question sur laquelle l’UE s’est construite : unionisme ou fédéralisme ? Même si aujourd’hui, le terme de « fédéralisme » fait office de gros-mot au sein des murs de la structure européenne, nul doute qu’il était au cœur de l’ambition des pères fondateurs de la coopération européenne. Le chemin de l’unionisme et à fortiori de l’étatisme a participé à la création d’une Europe solidaire dans le discours et égoïste dans les faits. Sept économistes allemands ont publié une tribune dans Le Monde en faveur des corona bonds. Ils reviennent à cette occasion sur la possibilité pour l’UE d’être en cohérence avec leurs dires : « C’est le moment de vérité pour une Europe qui s’affirme si souvent être une communauté de destin ».

Emmanuel Macron a également affirmé le besoin d’un signal fort, faisant foi d’une institution à la hauteur de ce qu’elle prétend être et capable de parler d’une seule voix face à une telle situation : « Le montant est secondaire, c’est ce signal qui compte, à travers l’endettement commun ou le budget commun »

Covid-19, une « terrible » opportunité pour l’UE ?

La coopération européenne s’est bâtie en réaction à de grands évènements historiques, parfois tragiques, dont la Seconde Guerre Mondiale fait office de point de départ. Près de soixante-dix ans plus tard néanmoins, l’Union européenne vit une crise de confiance. Les États membres sont divisés, la population peine à comprendre et à accepter l’action supra-étatique. L’épidémie de coronavirus constitue une opportunité pour l’Europe de réévaluer ses priorités, de repenser ses valeurs cardinales et de coller davantage à la vision qu’était celle des fondateurs. En d’autres termes, la création d’une dette mutuelle européenne reviendrait à insuffler un vent nouveau de fédéralisme sur une Europe étatique rouillée et ainsi, prendre le virage qui fût écarté il y a plusieurs dizaines d’années. Quoiqu’il en soit, un projet détaillé de plan de soutien économique sera présenté par les ministres des Finances de la zone Euro le 9 avril 2020. Une décision devrait alors être prise.

https://www.franceculture.fr/economie/face-au-covid-19-lunion-europeenne-joue-son-avenir-au-corona-bond

https://fr.wikipedia.org/wiki/Dette_souveraine

https://www.lefigaro.fr/vox/politique/nicolas-goetzmann-les-corona-bonds-sont-une-perte-de-temps-20200403

https://www.france24.com/fr/20200330-les-corona-bonds-nouvel-%C3%A9talon-de-la-solidarit%C3%A9-%C3%A0-l-heure-du-covid-19

https://www.cnews.fr/monde/2020-03-25/coronavirus-quest-ce-que-les-corona-bonds-940070

https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Coronavirus-Emmanuel-Macron-appelle-solidarite-budgetaire-europeenne-2020-03-28-1201086602

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/23/europe-les-pays-de-la-zone-euro-devraient-emettre-1-000-milliards-d-euros-d-obligations-communautaires_6034141_3232.html

https://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-le-mecanisme-europeen-de-stabilite-mes.html