La tâche est complexe, le pari osé, mais essayons de ne pas s’engager dans un cours de Droit approfondi, Spectre n’est pas une punition. Toujours est-il qu’il faut d’abord comprendre de quoi on parle lorsqu’il s’agit de 49.3.

 « Le Premier ministre peut, après délibération du conseil des ministres, engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un  projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Dans ce cas, ce projet est considéré comme adopté, sauf si une motion de censure, déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent, est votée dans les conditions prévues à l’alinéa précédent. Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session »

Article 49.3, Constitution de la Vème République française, 1958, révisée en 2008

Voilà ce que nous dit la Constitution Française. En clair, lors d’un projet de loi proposé par le gouvernement, ce dernier peut engager sa responsabilité, c’est-à-dire mettre son poste sur la table, aux mains de l’Assemblée Nationale. L’assemblée a alors un choix : maintenir le gouvernement en place et laisser adopter la loi sans discussion, ou bien voter une motion de censure à l’encontre du gouvernement, qui le destitue, et in extenso abandonne le projet de loi. En somme, utiliser le 49.3, c’est pour le gouvernement une façon d’appuyer son désir de passer une réforme, jusqu’à mettre sa responsabilité en jeu. Mais si l’exercice du pouvoir se résumait dans une constitution, nul besoin de contre-pouvoirs non institutionnels, nul besoin de journalistes, de lanceurs d’alertes, de contestataires pour assurer la démocratie…

Supercherie démocratique

Non, la réalité ne se lit pas dans les manuels, et si l’utilisation du 49.3 par Edouard Philippe est autant critiquée que celles de Manuel Valls, c’est bien qu’il représente plus qu’une procédure de manuel scolaire. Le but ultime du 49.3, c’est de faire passer sa loi, quand on pense (ou qu’on est sûr) que les parlementaires ne voudront pas faire passer cette loi. Encore une fois, sans en passer par les cours de constitutionnelle, l’article traduit un paradoxe : le parlement est censé représenter les citoyens et la nation souveraine. Comment comprendre que le gouvernement du peuple passe outre les représentants dudit peuple pour imposer sa loi ? C’est surtout en cela que le 49.3 est perçu comme une violence. Les citoyens sont privés de recours institutionnel pour exprimer leur désaccord, si tant est que l’illusion démocratique d’un Parlement représentatif tient toujours.

Surtout, la supercherie qui rend le 49.3 violent c’est son utilisation dans un contexte bien particulier majorités fortes. Depuis la révision de 2000 du quinquennat, l’élection législative intervient quelques mois après l’investiture du nouveau président. Les citoyens votent alors souvent aux législatives pour donner une majorité au président fraichement élu, majorité qu’il conserve alors pendant tout son mandat. Bon, la promesse n’est qu’à moitié tenue, sa cause pas mal Droit et Constitution dans le coin, n’empêche que si le Droit ne traduit pas forcément la réalité des institutions, réviser le Droit est un acte éminemment politique, qu’on ne peut laisser de côté dans l’analyse. Revenons-en à nos vieux moutons chauves (aussi appelés membres du conseil constitutionnel). Un gouvernement qui s’assure d’entrée de jeu une majorité à l’Assemblée, en utilisant le 49.3, est sûr de sa réussite, l’opposition ne pouvant mobiliser une majorité de censure. Deuxième paradoxe : si la majorité au gouvernement est présidentielle, quel besoin d’utiliser le 49.3 pour faire voter une loi ? L’opposition, même si minoritaire, sait parfois se montrer tenace. Dans le cas présent de la réforme des retraites, ce ne sont pas moins de 40 000 amendements, composés eux même de 40 000 sous amendements que les groupes LA France Insoumise et Parti communiste Français ont déposés, repoussant la fin de la session parlementaire à des dizaines d’années, le temps d’enterrer la présidence (ou les deux ?..) Macron et sa réforme avec lui. Utiliser le 49.3, c’est vouloir s’affirmer par-delà l’opposition, agir sans discuter, sans consentir à tendre l’oreille vers les détracteurs d’un changement de société que représente une réforme de grande envergure. Le 49.3, c’est faire taire le débat au nom de l’efficience d’un projet porté par une minorité décisionnelle.

Choisir de décider

La question du 49.3 pose enfin la question de la façon dont doit être changée la société. Autre alternative pour gouverner sans passer par le débat parlementaire, ce sont les Ordonnances. Certains des plus grands changements de notre société sont passés par les ordonnances : le vote des femmes, sur Ordonnance du général en 1944 par exemple. Plus récemment, les Ordonnances Travail en 2017 sur la réforme du Code du Travail. Soit des réformes « touchy », des sujets impopulaires, qui ne passeraient pas si ils étaient soumis au vote de l’Assemblée. Faut-il alors suivre l’opinion publique pour faire des réformes ? Les gouvernants ne savent-ils pas mieux ? Cela justifierai des politiques passées en force, tant le gouvernement est sûr de ce qu’il fait, ou du moins de ce qu’il veut. Mais aujourd’hui, rares sont ceux qui font confiance aux politiques, pour moultes raisons qu’on ne peut que comprendre. Non les politiques ne savent pas mieux, car ce ne sont pas eux qui vont toucher une retraite désossée, ce ne sont pas eux qui devront s’adapter à la flexibilisation du marché du travail… Les politiques portent un projet dont les conséquences  collectives n’atteignent pas forcément leur quotidien personnel. Passer en force, quelle différence pour eux ?

Pourtant le 49.3 n’est pas toujours une mauvaise idée. Il peut appuyer des projets portés par la société civile, ou bien une partie de celle-ci, simplement bloqués par une Assemblée qui raisonne de façon binaire et politique. Michel Rocard, recordman du 49.3 avec 28 utilisations pendant son mandat de premier ministre de 1988 à 1991 l’a utilisé pour des sujets très divers et plus ou moins polémiques : création du CSA, budget des armées, réforme hospitalière… Bien plus tard, il justifiera son utilisation intensive de l’article du fait qu’il disposait d’une majorité très faible à l’Assemblée. En comparaison, il jugea l’utilisation à 4 reprises du 49.3 par M. Valls comme violent symboliquement, brutal et illégitime. Le constat est le même aujourd’hui. Quelques fois, le 49.3 est utilisé pour remonter à contre-courant la rivière des opinions politiques : Bérégovoy avec le Fond de Solidarité Vieillesse, Jean-Pierre Raffarin sur la décentralisation en sont quelques exemples. En sommes, Depuis 1958, l’article 49.3 a été utilisé 87 fois sur 52 textes.

Mais nous parlons de l’article comme d’une fatalité, une fin irrémédiable qu’importe l’avis du peuple et de l’Assemblée. Nous oublions pourtant qu’en 2006, De Villepin fait passer au 49.3 la Loi Sur l’Egalité des Chances qui contient le Contrat Première Embauche (CPE). S’en suit de nombreuses manifestations étudiantes, blocages de facultés, occupations, qui ont eu raison du premier ministre de Jacques Chirac. En 2008, une grande révision constitutionnelle modifie entre autre les modalités du 49.3, qui ne peut plus être utilisé « que pour un seul texte par session parlementaire », réduisant l’autoritarisme du processus, qui devient une carte joker sur les grandes politiques publiques. Critiquable, l’article l’est, abusive est sa pratique, dispensable est son existence, mais en aucun cas l’article 49 alinéa 3 est une sanction définitive. Au contraire, la mobilisation ne fait que commencer.