Quand Simon descend de son appartement pour aller faire ses courses, il traverse la rue et se rend dans un magasin local au bout de la rue. Après avoir acheté une pièce de viande, une demi-douzaine d’œufs, des tomates et de la salade, il passe à la caisse. Au moment de payer pourtant, une chose inhabituelle se produit. Sur le billet de 10£ qu’il sort de son portefeuille figure la tête de David Bowie, fendue du célèbre éclair rouge et bleu. Impossible me direz-vous ? Que nenni. En réalité, il y a un petit piège. Simon ne paye pas sa nourriture en Livre Sterling, mais en Brixton Pound, la monnaie locale de son quartier, créée en 2009. Vous l’aurez compris, pour son dernier épisode (snif), Villes Plurielles s’attaque désormais à l’enjeu économique, ou plutôt monétaire, à l’échelle de la ville. Direction Londres.
On va légèrement tricher. L’objet de cet article n’est pas une ville à proprement parler, mais plutôt un quartier, situé au sud de Londres, dans le district de Lambeth. Mais vu la taille du quartier, on peut fermer les yeux et faire comme si c’était une ville. Brixton a longtemps fait figure d’un quartier gangrené par la criminalité, laquelle a connu une apogée entre 1981 et 1995 avec de violentes émeutes raciales. Si le quartier reste en proie à la criminalité et à la pauvreté, il n’en est pas moins un lieu d’initiatives toutes plus intéressantes les unes que les autres. Nous allons cependant nous concentrer sur la mise en place du Brixton Pound, monnaie locale au succès indéniable.
La monnaie au service de la communauté
Avec comme slogan, « la monnaie qui reste à Brixton », l’objectif du Brixton Pound est clair : promouvoir une monnaie locale dans une logique de redynamisation des commerces et des produits de proximité. Les monnaies locales pourraient être définies comme des « dispositifs locaux fournissant le cadre nécessaire aux échanges, organisés par et pour des communautés de citoyens, au moyen d’une organisation monétaire définie ad hoc et qu’une monnaie interne propre permet de comptabiliser et de régler. » (1). Cette idée, à Brixton, est née d’un constat multiple. D’une part, la crise de 2007-2008 a évidemment touché avec violence ce quartier populaire de Londres. D’autre part, il y avait une volonté de la part des instigateurs de cette monnaie, de repenser la valeur de la monnaie dans une communauté. Explications.
Simon Woolf, à l’occasion d’un TEDxBrixton (2), explique qu’en 2013, en moyenne, 93% des dépenses alimentaires annuelles à Lambeth (le district où se situe Brixton) vont dans les supermarchés, au nombre de 29 dans le district à cette époque. En revanche, seul 7% des dépenses alimentaires annuelles sont consacrés aux commerces locaux. Il oppose cela à un autre chiffre. Lorsque l’on dépense de la monnaie (nationale) dans un supermarché, environ 85% quitte immédiatement la zone, contre seulement 20 à 30% si cet argent est utilisé dans un commerce local. En d’autres termes, la monnaie locale, elle, ne se disperse pas et permet non seulement d’encourager l’économie de proximité, mais aussi de soutenir sa communauté en investissant dans le local. Une position réaffirmée par Charlie Waterhouse, l’un des responsable du Brixton Pound : « Utiliser la monnaie locale signifie que vous soutenez ces personnes qui vivent et travaillent dans votre communauté, […] Il s’agit là de donner une opportunité à chacun de prendre des décisions économiques positives dans leur vie quotidienne » (3).
S’adapter pour prospérer
Aujourd’hui, cela va sans dire que le Brixton Pound est un succès. En 2016, le premier distributeur de billet de la monnaie a été mis en place. En 2017, plus de 500 000 Brixton Pound étaient déjà en circulation. La monnaie est acceptée dans plus de 200 magasins. Les promoteurs de cette intiative ont su s’adapter aux défis que soulevaient la mise en place d’une telle monnaie. Par exemple, la Livre Sterling est convertible en Brixton Pound, mais pas l’inverse. Ainsi, de petits commerçants ont assuré une nouvelle casquette : celle de bureau de change. Par ailleurs, face à la réduction drastique de cash dans les portes-monnaies des citoyens, il est possible de payer grâce à son téléphone, par un simple sms.
Si la monnaie est aujourd’hui une réussite, cela va sans dire qu’elle a suscité des doutes et des interrogations à son lancement en 2009. Dans un article du Figaro de 2009, certains habitants sont invités à réagir à cette nouvelle initiatives. Certains, malgré quelques réserves, restent ouverts à la proposition. D’autres, sont beaucoup plus réticents, à l’instar d’un vendeur de légumes, qui ne semble pas très en phase avec le projet : « Ça ne m’intéresse pas ! C’est de la monnaie de Monopoly !». L’une des limites des monnaies locales est, en effet, leur crédibilité. Néanmoins, la possibilité pour les entreprises du district de Lambeth de payer une partie de leurs impôts en Brixton Pound, ainsi que distribution, sous réserve d’accord, d’une partie du salaire des employés municipaux en monnaie locale a participé à la légitimité et à la crédibilité croissante de cette jeune monnaie.
Une vision plus globale de la société
Le Brixton Pound a également réussi à se développer car elle s’intègre dans un projet de société plus global. En effet, l’initiative est soutenue et organisée par l’organisation Brixtopia qui défend des valeurs tels que la solidarité ou la défense de l’environnement. On peut lire sur la page d’accueil de leur site : « Brixtopia imagine un monde différent. Un monde au courant du potentiel de la diversité dans l’amélioration de ce monde. Noir ou blanc, riche ou pauvre; personnes de tous les sexes. Artiste, travailleur ou marginalisé; intelligent, incompris. Les fous, les méchants, et parfois même un peu dangereux – ici eux – nous – sont tous tolérés, célébrés et chéris ».
Ainsi, l’autre facette du Brixton Pound réside dans sa nature identitaire, ou plutôt communautaire. Cette monnaie est devenue le symbole de ces gens, vivant les uns à côté des autres, qui s’unissent, pour faire avancer, grâce à des petits gestes de chaque jour, la cause humaine. Le Brixton Pound est véritablement devenu un vecteur de fierté pour les habitants du quartier. En misant sur l’échelle locale, les citoyens ont réussi à reprendre en partie en main le contrôle de leur économie pour la mettre au service de la population. En opposant au gigantisme de la mondialisation le localisme de la ville ou du quartier, les habitants de Brixton ont montré que des alternatives existent, et qu’elles fonctionnent.