Medellín est de ces villes que l’on connaît… Ou plutôt que l’on croit connaître, au travers de longues heures passées à dévorer la série événement Netflix, Narcos. L’image d’une forêt tropicale surplombant les rues escarpées des barrios, où règne la seule loi du plus fort, semblerait presque familière. Pourtant, derrière l’emblématique moustache d’El Patrón et des décennies de violence et de souffrance, Medellín cache un tout autre visage, malheureusement trop méconnu.

Ce visage, c’est celui d’un renouveau. Un renouveau qui, lui aussi, a un visage : celui de Sergio Fajardo, ancien professeur de mathématiques et journaliste, élu maire de Medellín en octobre 2003. Dès son arrivée à la tête de la municipalité, le message est clair : le temps de la complaisance avec les groupes paramilitaires et la corruption est fini. Vaste programme. Mais le nouveau maire a un plan. Celui de combattre la violence et l’insécurité par l’éducation et la culture. Le tout, à coups d’investissements de grande ampleur dans les territoires les plus en difficulté, les plus touchés par les inégalités, et de fait, les plus enclins à la violence. Une position qui le distingue du nouveau Président colombien, alors fraîchement élu en 2002, Alvaro Uribe. Ce dernier, bien qu’il prenne en compte dans sa « politique de sécurité démocratique » les causes sociales de la violence, se concentre principalement sur une approche sécuritaire et répressive pour pallier les troubles du pays.

Spirale de violence

Si cette nouvelle façon de penser de Sergio Fajardo paraît révolutionnaire en Colombie, c’est en partie dû au douloureux passé de Medellín. Les habitants, aujourd’hui encore, n’ont pas réussi à panser définitivement leurs plaies. En effet, il est difficile de dissocier le nom de Medellín de celui de Pablo Escobar, narcotrafiquant mythique, tant par la démesure de sa fortune passée que par son extrême violence. Dans les années 1980-1990s, il bâtit un véritable empire fondé sur le commerce très juteux de la cocaïne. Néanmoins, les affrontements avec les cartels rivaux (Cali, par exemple), ainsi que la guerre qu’il mena contre le gouvernement colombien ponctuèrent le quotidien des habitants de Medellín d’assassinats, d’attentats à la voiture piégée et d’affrontements ouverts entre sicarios (hommes de mains d’Escobar), et forces de l’ordre. Un niveau de violence qui culmina en 1991, avec un taux d’homicide de 381 morts pour 100 000 habitants. Un funeste chiffre qui conférera à Medellín le titre de « ville la plus violente au monde ». Le patron du cartel de Medellín finit par être abattu le 2 décembre 1993.

Mais la mort d’Escobar n’est pas synonyme de fin des violences. Les cartels rivaux se sont empressés de se livrer à des luttes afin de récupérer la plus grosse part du gâteau possible. Les groupes paramilitaires ayant collaboré en partie avec l’armée officielle pour stopper Pablo Escobar ont gardé un certain nombre d’assises dans le monde criminel. Sans oublier enfin, la montée en puissance des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie), qui, elles aussi, ont participé au climat d’instabilité et d’insécurité qui règne dans le pays. En 2002, Medellín possède encore un taux d’homicide qui s’élève à 184 morts pour 100 000 habitants.

Un programme révolutionnaire qui fait ses preuves

Pourtant, en 2007, la ville atteint le taux record de 26 morts pour 100 000 habitants, soit un taux divisé par 14,7 comparé à celui de 1991. Une réussite dans laquelle Sergio Fajardo et ses conseillers, notamment son bras droit, Alonso Salazar, ne sont pas étrangers. Ces derniers ont ainsi mis en place pendant le mandat, des plans d’urbanisation intégraux (PUI). Cette pratique relativement nouvelle à l’époque part du principe que l’urbanisation d’une ville – en d’autres termes, là où les gens vivent, comment ils vivent, dans quels logements, avec quels accès aux transports – n’est que le reflet des profondes inégalités sociales qui minent la ville et le pays tout entier. Les plus pauvres sont relégués à la périphérie de la ville, sur les hauteurs des montagnes, dans des habitations plus que modestes. C’est au contact de cette pauvreté et de cette fracture socio-spatiale que se développe en partie la criminalité et la violence qui en découle. Ainsi, l’approche globale d’une politique éducative, urbanistique, sociale, culturelle et citoyenne s’est imposée comme une évidence, mais également comme une obligation.

Lors du mandat de Fajardo, la mairie consacre 40% du modeste budget de 1,5 milliards de dollars de la municipalité à l’éducation et à la culture, en grande majorité dans les quartiers déshérités de la ville. En 7 ans, 135 écoles sont rénovées et huit bibliothèques sont créées. Les réseaux de transports publics ont été considérablement développés, toujours dans un souci d’inclusivité. L’entreprise française Poma a notamment adapté son système de télécabines, destiné aux stations de ski, afin de relier les quartiers en difficultés perchés sur les hauteurs de Medellín, au reste de la ville. Le projet « Métrocâble » possède ainsi deux lignes. L’une d’entre elles desserre notamment la Comuna 13, quartier anciennement réputé pour être l’un des plus dangereux au monde. Enfin cette infrastructure fait aussi dans la mixité sociale. En témoigne la ligne qui relie le quartier pauvre de Santo Domingo au parc Arvi, lieu prisé des populations aisées de la ville andine.

Pour ce qui est des nouveaux bâtiments à construire, chaque nouveau projet est soumis à un concours d’architecture lancé par le maire qui n’a qu’un seul mot d’ordre : « Le meilleur pour ceux qui n’ont rien ». De célèbres architectes colombiens ont ainsi participé à ce grand projet d’urbanisme social, à l’instar de Rogelio Salmona. Parmi toutes ces nouvelles infrastructures qui poussent de part et d’autre, l’une des plus impressionnantes est sans aucun doute le Parque Explora, inauguré en 2008, qui se présente comme un musée interactif de sciences et de technologies.

Rayonnement international

Medellín s’impose désormais comme un modèle de réussite sur bien des plans, et fait baver à l’international. Plusieurs pays d’Amérique Latine se sont ainsi inspirés de l’urbanisme social sauce Medellín, comme le Brésil à Rio de Janeiro ou le Venezuela qui, en 2009, fit construire un métrocâble à Caracas pour désenclaver les quartiers les plus pauvres et les plus sujets à la violence et à la criminalité. Un rayonnement à l’international qui entraîne également de forts mouvements de capitaux en provenance de l’étranger, notamment de bailleurs de fonds européens. L’Association française de développement (AFD) n’a ainsi pas hésité à parier sur la ville en signant en mai 2011, un crédit sur 20 ans de 250 millions de dollars, soit 185 millions d’euros, avec le successeur de Sergio Fajardo, et ancien bras droit de ce dernier, Alonso Salazar.

L’économie est également soutenue par un tourisme croissant, que l’on attribue à la nouvelle image de la ville, mais aussi à la visibilité que lui a apporté la série Narcos. Markus Jobi, ancien professeur d’histoire et de science politique, reconverti en guide touristique, tente de rééquilibrer la balance en mettant en avant les trésors culturels et artistiques plutôt que les Escobar Tours, pêchés mignons de certains touristes. M. Jobi comprend cet engouement mais tient à rappeler : « Je ne suis pas contre Narcos, mais il faut comprendre que les gens à Medellín sont encore blessés par les drames de cette époque. Ils n’aiment pas trop parler de ça et la série n’est pas vraiment populaire ici. Les gens se sentent presque offensés par Narcos parce qu’ils sont lassés qu’on parle de la Colombie uniquement à travers Pablo Escobar. Ils veulent qu’on parle d’autres choses, plus positives. » (1).

D’autant que des choses positives concernant Medellín, ce n’est pas ce qui manque. En 2013, le Wall Street Journal décerne le titre de « ville la plus innovante » à Medellin ; bien loin donc de « la ville la plus violente » des années 1980-1990s. La ville andine reçoit également le prix Lee Kuan Yew World City en 2016, surnommé le prix Nobel de la ville. Il récompense les municipalités qui pensent la ville de demain, à travers des initiatives globales et innovantes. Medellín s’est ainsi vu remettre ce titre en raison de l’incroyable transformation urbaine et sociale qu’a connu la ville sur les quinze, vingt dernières années.

Un eldorado rattrapé par ces vieux démons ?

Après tout, Medellín serait-elle devenue le paradis ? En réalité, pas tout à fait. La ville a connu une amélioration significative sur tous les plans depuis 2002. Il est impossible de le nier tant les chiffres et le paysage de la ville parlent d’eux-mêmes. Une première interrogation a pourtant commencé à s’élever lors du mandat de Sergio Fajardo, concernant le coût important de toutes les infrastructures mises en places. Pour certains, l’ombre de la cocaïne semblait planer au dessus de tous ces projets de grande ampleur. Mauricio Valencia Correa, directeur de la Planification à la mairie dément fermement : « «Pas un peso ne vient de la drogue. Et le processus est transparent, protégé de la corruption, tout passe par des appels d’offre publics.» (2). Par ailleurs, les ressources financières de EPM, entreprise d’électricité, de gaz, d’eau et de télécommunications, appartenant à 100% à la municipalité, fournissent à la ville une manne importante, qui permet de soutenir ses investissements dans l’éducation, la culture, ou les infrastructures de transport.

Une autre question se pose. Politique, cette fois. Si Fajardo a bénéficié d’une véritable union sacrée, rassemblant droite, gauche, ONG et entreprises autour de son programme fédérateur – combattre l’insécurité – rien ne permet d’indiquer que les intérêts politiques des différents partis ne finiront pas par reprendre le dessus sur l’intérêt commun. La question de la durabilité de cette politique a été mis en lumière par une étude du Crisis States Research Center (London School of Economics). Cependant, la succession de trois maires proches de Sergio Fajardo (2003-2007), à savoir, Alonso Salazar (2007-2012), puis Anibal Gaviria Correa (2012-2016) et enfin Federico Gutiérrez (2016-…) semble avoir donné tort à cette étude, datée de 2009.

Notons enfin que les enjeux relatifs aux inégalités, à l’insécurité et à la violence sont encore loin d’être résolus. La Colombie reste en 2019 le premier producteur de cocaïne au monde, Medellín n’étant pas en reste. La fracture socio-spatiale dessine encore aujourd’hui une carte des inégalités qui scinde la ville entre pauvres et riches. D’anciens FARC ou paramilitaires retombent également dans l’illégalité après des programmes de réinsertion. N’ayant connu que la violence – certains sont tombés dedans si jeunes qu’ils sont illettrés – le retour à la société est parfois compliqué, voire impossible pour un petit nombre d’entre eux. Enfin, l’émergence des « Bacrim » (Bande criminel émergente) depuis 2006 dans le pays, fait craindre pour la paix sociale. Ces derniers se subdivisent en différents groupes. Ils ont en partie repris les rênes de la criminalité, allant du trafic de drogue, au proxénétisme en passant par les assassinats.

Renouveau

Il reste donc du travail, beaucoup de travail. Néanmoins, le « miracle » Medellín reste un miracle en ce sens qu’il a su prouver le pouvoir de l’éducation, la culture, et des efforts budgétaires. Cela va même plus loin. A travers ces nouvelles bibliothèques, ces nouvelles lignes de métro, la mairie a réussi un pari : recréer un espace public. Un espace public qui avait littéralement disparu, tant la violence des rues de Medellín avait interdit aux paisas (surnom autoproclamé des habitants de Medellín) toute ambition à une vie publique et citoyenne saine et viable. La politique de vivre-ensemble de la mairie a donné lieu à des scènes surréalistes que l’on croyait disparues à jamais. Au cœur du bidonville de la Comuna 13, ancien fief des paramilitaires, il est aujourd’hui possible de voir des enfants jouer près d’un terrain de sport, au rythme de la musique endiablée. A deux pas, des militaires munis de kalachnikov, rappellent tristement que la paix sociale reste fragile. Cependant, une assistante sociale témoigne : «On incite les gens à se réunir en fin de journée pour partager un moment ensemble. Un tel spectacle aurait été impensable il y a quelques années.» (2)

Medellín est de ces villes qui prouvent les potentialités que proposent l’échelle de la ville. Une échelle qui seule, permet une politique de l’écoute, de la compréhension, au plus proche des gens et de leur quotidien. Une politique qui érige à nouveau l’intérêt public en tant que valeur cardinale et s’affranchit de l’inefficacité d’un pouvoir central parfois éloigné et corrompu. Une ville peut se comprendre comme un échantillon révélateur des souffrances d’un pays. Mais elle peut aussi se comprendre comme un laboratoire qui, peu importe le point de départ, ouvre les perspectives d’un renouveau social, environnemental, citoyen. Medellín, plus qu’un exemple, est une leçon que nos décideurs politiques devraient apprendre le soir avant d’aller se coucher. Une leçon qui raconte le pouvoir de l’éducation et de la culture, sur des populations délaissées, livrées à la violence dans les périphéries et les banlieues, comme une certaine manière de ne pas les voir. Une leçon qui, au nom de la démocratie, se réapproprie le terme et le sens de vivre-ensemble et de citoyenneté, en s’adressant à chaque individu à travers les principes d’égalité et de justice sociale.

  1. https://quebec.huffingtonpost.ca/2017/01/31/visage-medellin_n_14521978.html?guccounter=1&guce_referrer=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_sig=AQAAAI4W9_dzdZG9tCIJn-i72dWqeBM5lBHUO9Z47Zac6Fd3Yb8X0Aw–z_DbTzfcrBZMeed8r2uz6c1wJfhF1WgetbL_gE0u0AdFPAzvyTr3GkHRs7Wz3Q2o-MOp9CBxxEMv4Bng8R42VwtATvPCP0QkUdu6VW3EY2PEyKtE3wJJsz7
  2. http://www.slate.fr/story/47003/urbanisme-criminalite-medellin