Dans un climat de tensions et de crise inédit, le Gouvernement s’est distingué par une nouvelle loi des plus liberticides. La loi Avia, “loi contre les contenus haineux sur Internet”, a été adoptée par l’Assemblée Nationale le 13 mai 2020. Comme souvent, son intention est louable de prime abord puisqu’elle oblige les moteurs de recherche et les réseaux sociaux à retirer, sous 24 h, les contenus “manifestement illicites” signalés. La loi vise notamment les injures à caractère raciste ou religieux, l’incitation à la haine ou même la violence. Pourquoi pas. Mais là encore, ce n’est pas vraiment l’objectif qui inquiète en matière de libertés, mais ce qu’il implique. En l’état, les décisions peuvent être prises par les plateformes de réseaux sociaux sans l’intervention d’un juge judiciaire et c’est ce à quoi elles sont encouragées pour éviter les amendes. C’est, en somme, une entrave majeure dans la garantie du respect des libertés fondamentales.
Une loi qui met en péril notre rapport collectif aux libertés individuelles
En raison de l’absence de contrôle systématique par un juge, garant constitutionnel des libertés, le texte a été particulièrement critiqué. Bien sûr, par l’opposition sur les bancs de l’Assemblée Nationale mais, par ailleurs, par des instances qui font autorité dans le domaine. C’est le cas du Conseil national du numérique, de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme ou encore de la Quadrature du Net, qui défend les libertés individuelles en matière de numérique. De quoi nous mettre sérieusement la puce à l’oreille.
“ce texte menace de manière disproportionnée la liberté d’expression”
Commission nationale consultative des droits de l’homme
Pour la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, « ce texte menace de manière disproportionnée la liberté d’expression« . En réalité, tous insistent, non pas sur le principe (encore que largement contestable) de supprimer les contenus illicites en ligne, mais bien ce que cela implique. Car ce sont bien des pouvoirs essentiels en matière de libertés fondamentales qui sont transférés à des acteurs privés qui auront dorénavant la possibilité voire l’obligation de censurer eux-mêmes les contenus qu’ils jugent suspects. Juger, ne serait-ce pas précisément dévolu à un juge dans un État de droit ?
D’ailleurs, les entreprises du web sont plutôt favorables à cette lutte contre les contenus haineux (du moins dans le discours de façade) mais leur rôle de censeurs les inquiète. Il faut dire qu’il va les inciter très fortement à la censure pour éviter les polémiques et surtout les amendes. La conséquence est assez évidente : la censure préventive deviendra certainement la norme car, dans le cas contraire, les sites pourront être condamnés à des amendes pouvant aller jusqu’à 1,25 millions d’euros. C’est finalement l’accomplissement de la prophétie de Georges Orwell sur le crime de la pensée. Les plateformes vont devoir endosser, en un sens, le costume de Police de la Pensée.
Dans l’autre sens, il n’y a pas de sanction prévue en cas de sur-censure, ce qui semble être un risque accru de suppression de contenus bien légaux. Qui sont ces gens qui auront la main sur ce que l’on publie ? Sont-ils habilités à décider qu’un contenu est “manifestement illégal” ? Que devient la puissance publique ? N’est-ce pas un recul considérable des libertés individuelles fondamentales ?
Liberté vs efficacité (comprenez, sécurité)
Pour le secrétaire d’État au Numérique Cédric O, il s’agissait de trouver “l’équilibre” entre liberté d’expression et “efficacité”. C’est la schématisation de la fameuse équation sensible entre liberté et sécurité formulée en d’autres termes. Mais pour la majorité, c’est une façon de “responsabiliser les plateformes” et de lutter contre “l’impunité” sur internet. Et si certains parleront de modération, il ne faut pas oublier qu’il est affaire de point de vue sur le sujet et qu’en l’état, “censure” n’est rien d’autre qu’un synonyme.
Penser la loi à l’aune de ses incohérences
Par ailleurs, la loi prévoit une série de mesures pour aller plus loin, notamment la transparence sur les résultats obtenus et une coopération avec la justice. Dans tout ça, c’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui sera chargé de la supervision.
Le problème avec ce genre de lois, c’est qu’elles sont toujours défendues sous couvert de bonnes intentions. Et c’est vrai, qui pourrait être contre le principe de lutter contre la haine sur internet ? Mais, une fois n’est pas coutume, elle confond les causes et les conséquences et autant le dire tout de suite, elle s’attaque aux conséquences par la censure. Elle écarte une liberté fondamentale en même temps qu’elle fragilise l’esprit critique. Notre société devrait se battre contre le fait que les gens pensent ce qu’ils pensent, elle devrait combattre la haine à la racine, par l’éducation, la culture, le sport. Avec cette loi, elle combat l’expression de cette haine et pas les origines de celle-ci. Et en le faisant, elle réduit les libertés. C’est comme réparer la fuite d’eau sous l’évier en mettant un sceau pour ne pas abîmer le placard. Mais ce n’est pas tout. Je crois que lutter contre la haine par la censure, c’est lui donner raison. Notre projet de société est fragilisé par ces lois qui réduisent la capacité et la responsabilité de chacun dans ses propos et dans ses actes. Et elle renverse le pacte républicain essentiel qui veut que seule la puissance publique soit habilitée à juger dans l’intérêt de tous. En conférant une partie de ce pouvoir aux plateformes, qui plus est sous forme d’obligation pratique si ce n’est morale, la loi Avia leur cède un pan entier de notre projet de société.
Comme pour la loi fake-news, la loi Avia est déjà pointée du doigt pour son aspect inapplicable. Ironie du sort, mais une sorte de routine tant les lois liberticides sur le numérique se heurtent à la réalité du contrôle du net.
Penser la loi à l’aune de ses limites
À mon sens, il y a plusieurs dimensions qui font qu’elle pose problème.
Tout d’abord, le problème démocratique. On l’a vu, le contenu du texte adopté interroge profondément le respect des libertés individuelles. La tension liberté/sécurité (inhérente à la loi) et la tentation sécuritaire autoritaire sous couvert de bonnes intentions (et sans doute en partie sincère) interpellent notre libre-arbitre. En confiant une partie des pouvoirs de la justice à des entreprises privées, le contrat social est abîmé.
Ensuite, le problème légal. Par la complexité du texte et de ce qu’il implique, la loi est inapplicable. La Quadrature du Net considère d’ailleurs que “le texte sera inapplicable et inutile”. Thibault Guiroy, responsable des relations institutionnelles chez Google explique aussi que c’est une mauvaise idée que de vouloir faire retirer des contenus en une heure sur ordre de la police : “Où est l’étude d’impact ? Où sont les garde-fous discutés en ce moment même à Bruxelles ? Quels seront les pouvoirs de contrôle ? Le fait que personne ne se pose ces questions en France alors qu’elles font l’objet de débats nourris à Bruxelles est fortement préoccupant”.
Après, le problème moral. Peut-on lutter contre la haine en votant une loi immorale du point de vue des libertés ? Que nous dit-elle de la société que nous formons ? Des dérives qui sont en cours ? Du pacte républicain que nous devons préserver ?
En outre, le problème du paradigme. Internet facilite la diffusion de la haine donc il faudrait contrôler internet. Encore une fois, il s’agit d’une vue limitée de l’esprit qui analyse les conséquences et traite les symptômes sans jamais essayer d’intervenir aux origines en traitant les causes. Je crois que la haine trouve toujours un moyen de se manifester : elle trouve toujours son chemin. Internet n’est qu’un canal et on s’attaque au mauvais sujet. L’enjeu est profondément politique, on parle là d’une vision à long terme d’un idéal de société : un modèle plus bienveillant, fondé sur le partage peut-être, l’égalité, des moyens dans l’éducation, la culture et les médias, une société apprenante. Notre devoir collectif, dans la République, est de construire un modèle de société fondé sur un cap, un horizon qui structure notre conduite et nos valeurs. En multipliant les lois qui se cantonnent aux symptômes, on abîme le sens de l’action politique et l’idée que les grands principes doivent guider notre projet commun. La Justice n’est pas un vain mot, c’est un grand principe érigé comme valeur et mode opératoire de règlement des conflits. La loi Avia la déshonore et la fragilise.
Enfin, le problème politique. C’est sans doute l’aspect le plus éminemment symptomatique. Toutes ces mesures sont prises par les politiques d’un courant de pensée qui, précisément, crée les conditions de développement de la haine. En creusant les inégalités, en encourageant la concurrence de tous contre tous, en brisant les liens qui fondent notre pacte républicain en matière de liberté, d’égalité et de fraternité, la majorité facilite la montée de l’extrême-droite. Et ça l’arrange plutôt bien, car grâce à elle, elle peut se maintenir au pouvoir. Jusqu’au jour où la digue lâchera, comme au Brésil ou aux États-Unis. Et alors, le nouveau pouvoir trouvera devant lui un arsenal de lois liberticides à souhait idéal pour durcir la pratique autoritaire de ses prédécesseurs. Mais South Park en parle mieux que moi…
La loi Avia s’inscrit dans le cadre des lois liberticides et autoritaires : loi fake news, loi anti-casseurs, lois d’état d’urgence sanitaire avec le traçage par application, etc. Elle illustre ce système politico-médiatique qui crée un climat moral propice à l’affrontement et aux crises. Il faut bien comprendre que les lois valent dans l’absolu, et pas pour l’idée que l’on s’en fait. Je veux dire par là que le texte est le texte et ce qu’il permet, il le permet dans l’absolu, indépendamment de la façon qu’on a de le présenter, peu importe les raisons que l’on invoque et les biais employés pour le défendre. Une loi est une ouverture vers des possibles. C’est ce qui doit toujours nous permettre de juger. Et c’est le travail du législateur que de s’inquiéter de ce qu’elle peut impliquer en dehors d’un certain contexte. Comme il convient de se soucier de ce que feraient d’autres dirigeants de telles lois. C’est une question que peu se posent, à laquelle on préfère ne pas réfléchir en se cachant derrière l’idée que personne n’osera jamais employer les lois pour autre chose que le bien commun. C’est bien mal connaître l’esprit humain et l’histoire, mais c’est surtout ignorer ce qui est au fondement de la pratique politique et de la conquête du pouvoir. Désintox prospère sur des bribes de libertés qu’il se prend lui-même à défendre.