En ce soir bouillant à Jazz à Vienne, le théâtre antique se remplit doucement. Venu célébrer le show d’un Robert Glasper iconique, le public peut profiter de l’instant. Il s’apprête à vivre un moment d’intense découverte musicale, de fluctuation jazzy et d’exploration artistique. Récit.

Blue Lab Beats, un jazz qui groove

Agréable rencontre que celle du théâtre antique avec Blue Lab Beats. Le duo londonien joue un jazz afro groove qui laisse largement poindre l’influence hip hop. Il faut dire qu’il s’est longtemps amusé dans ce style avant d’ouvrir la voie à un jazz étonnant, fruit de longues heures de production en studio. A Vienne, ils ont montré qu’ils savaient jongler avec les genres sans en trahir un seul, mais en produisant plutôt un harmonie complexe.

A la recherche des influences

Blue Lab Beats offre un savant mélange d’influences, une sorte de cocktail psychédélique, assemblage moderne de hip hop largement influencé par des cadences jazz fusion. D’entrée, le duo se lance dans des expérimentations auxquelles il convie d’autres musiciens, saxophoniste et trompettiste. Les rythmes nous font voyager et la promesse de ces Britanniques largement inspirés par une scène londonienne qui ne cesse de se réinventer est tenue. Les sonorités jazzy embrassent la puissance de l’assise hip hop groovy. Les cuivres profitent de cette esquisse pour dévoiler le spectre de leur talent. Mais ce qui intrigue le plus, c’est l’utilisation des machines. Les gros plans des écrans qui équipent le théâtre antique se focalisent sur les mains de Namali Kwaten, virtuose sur son pad électronique. L’improvisation demeure au cœur du spectacle et accompagne les différentes esthétiques qui infusent les mélodies, entre hip hop soulful, afrobeat et jazz symphonique. Avec son clavier ou sa guitare, David Mrakpor ramène une touche de finesse en distillant des notes qui évoquent des influences du monde encore plus riches. Ce mariage entre musique électronique et influences hip hop et jazz est une drôle d’expérience, mais c’est pour ça qu’on est venu ce soir et le résultat est là.

Nubya Garcia, le saxophone roi

Dans le milieu du jazz, Nubya Garcia n’est pas n’importe qui. A 30 ans, son CV est déjà impressionnant. Avant d’arriver sur la scène du théâtre antique, elle a déjà travaillé avec le pianiste Joe Armon-Jones, le tubiste Theon Cross mais elle a aussi joué des notes de saxophone pour des groupes tels Ezra Collective, Maisha ou les Sons Of Kemet du saxophoniste Shabaka Hutchings. Ses péripéties l’ont guidée jusqu’à la musique électronique qu’elle a testé avec le producteur Swindle, et enfin vers la neo-soul où elle a fait la rencontre du chanteur Maxell Owin. Son premier album, The Source, est une manifestation évidente de la richesse de ses influences autant que la force de sa singularité. Ce soir encore, elle a le saxophone inspiré.

Un jazz aux couleurs reggae

D’entrée de jeu, la puissance du saxophone s’accommode de la frappe franche et pêchue du batteur. Sur une inattendue assise reggae mêlée à un jazz expérimental, les premières notes de saxophone épatent. Et malgré un batteur assez envahissant, l’ensemble, piano et contrebasse considérés, produit un jazz des plus appréciables. Dans ses solos, le batteur, tout en équivalences et accents, rend la copie d’un élève surdoué et inspiré. Mais il maîtrise aussi les passages plus calmes qu’il rend rythmés avec une ambiance bossa et soul. Quant à Nubya Garcia, cela semble lui convenir. Sur la scène du théâtre antique, la Britannique fait l’inventaire de toutes ses influences, puisant dans ses précédentes expériences l’inspiration féconde de la neo-soul et la modernité de l’électro. On y reconnaît l’innovation permanente de la scène londonienne. Avec son saxophone, elle mène la danse et dirige ses musiciens. Son contrebassiste fait la démonstration et son pianiste ne manque pas de doigté. Des rythmiques audacieuses installées par son batteur, Nubya Garcia préfigure une certaine idée d’un jazz fidèle à ses vertus mais aspirant à parler aussi de son époque, avec des sonorités originales et fouillées. Au fil des minutes, on apprécie les partis pris rythmiques autant que les choix mélodiques, épatés par l’aisance technique d’un batteur qui affole tout le festival. Plus tard, l’ambiance va jusqu’à la dub avec un solo évasif et virtuose du pianiste. Un nouveau coup de bluff face à un public bouche bée devant l’étendue du talent des quatre acolytes. Non, Nubya Garcia ne monopolise pas le spectacle. Au contraire, en mettant en valeur ses musiciens, elle s’assure d’une furieuse harmonie née d’un spectacle époustouflant. Une nouvelle grosse claque musicale, une habitude qui devient normale, à croire que Jazz à Vienne distille vraiment le meilleur de la scène internationale.

Robert Glasper, écoutez le patron

Devenu référence et considéré comme l’un des plus grands artistes de jazz actuel, Robert Glasper propose un solide alliage entre la tradition du piano jazz et la richesse du hip hop et de la neo soul. En 2012, il sort le premier album de son groupe The Experiment, le bijou Black Radio. Il lui doit en grande partie son statut de figure de proue d’un jazz américain en pleine mutation. Dix ans plus tard, il est l’auteur de Black Radio III, un album encore plus engagé et qui montre l’attention fidèle du pianiste au jazz actuel. Ce soir, il va la jouer modeste mais personne n’est dupe.

Un concert gravé dans la pierre du théâtre antique

Robert Glasper reste en coulisses tandis que son DJ, Jahi Sundance, démarre en solitaire face à ses deux platines pour envoyer du gros son hip hop américain. Les basses saturent : c’est parti pour plus d’une heure de concert. Déjà, on devine les influences qui nourrissent l’Américain avec ces échos néo soul et ce hip hop trempé dans la funk. Soudain surgit « Give me the Night », petit clin d’œil à un autre artiste programmé à Vienne cette année, le grand George Benson. Et voici que débarque enfin Robert Glasper et le show peut enfin commencer. S’installe une ambiance un peu mystique ; il s’ajuste. Ses mains baladeuses sur les claviers attrapent les notes puis les laissent glisser le long de ses doigts. La voix si chaude de Glasper saisit le théâtre puis la magie opère. L’ambiance est un mélange de multiples influences. Sur scène, pour l’entourer, on retrouve aussi son bassiste Burniss Travis, ainsi que son batteur, Chris Dave. Quand il ne chante pas, l’Américain promène ses doigts à toute allure sur ses claviers. Arborant un t-shirt « Bettison long lott love », Robert Glasper a la sérénité d’un expérimenté baroudeur. Depuis son siège, il règle les retours et les lumières car rien n’échappe à son radar. Reconnu à l’international comme l’ambassadeur d’un jazz américain en plein renouvellement, il propose un style jazz hip hop dans lequel se glissent des éléments inspirés de nombreuses traditions d’esthétiques allant de la funk à la soul. Son batteur dispense un jeu alliant précision, raffinement et sonorités complexes avec son set de cymbales à effets. On reconnaît le son si appréciable de la marque Istanbul Mehmet, idéale pour appréhender le jazz fusion. Pendant ce temps, Glasper entre en trans sur son piano dans une envolée d’improvisation. La basse n’a pas bougé : très puissante, elle prend à la poitrine et fait vibrer la cage thoracique. Et la batteur s’amuse sur ses cymbales et ses ensembles de percussions (cloches, bongos). Dans ce concert de plus d’une heure, peu à peu, des atmosphères enchanteresses bercent le public. On oublie presque le DJ aux platines, mais ce dernier ne manque pas de se faire remarquer après un long moment en retrait. Si on peut regretter que le spectacle manque un peu de relief, on se félicite de sa douceur, idéale pour une fin de soirée de vendredi. La fin du set est l’occasion d’un dernier éclat du batteur qui s’embrase pour un solo qui reste dans le plan de jeu, avec un passage en revue de ses accessoires de percussions, ses cymbales à effets détonantes et ses riffs énervés. Robert Glasper ne nous a pas transcendés comme on s’y attendait, mais il nous a bluffés : contrat rempli.