La liberté d’informer est un totem démocratique. Presque une entité en elle-même, si sacrée qu’on ne peut imaginer qu’elle soit attaquée. Peut être est-ce ce supposé état de fait qui explique l’inexplicable indifférence de la population quant aux atteintes multiples qui sont portées à ce monstre démocratique depuis le début du quinquennat.
Un rétropédalage qui passe mal
Faisons un peu d’histoire. Le 29 juillet 1881, la loi sur la liberté de la presse est votée sous la IIIème République. Avec ce texte novateur voire presque révolutionnaire, la France s’impose comme le pays le plus libéral d’Europe sur le plan politique. Près de 140 ans plus tard, marche arrière. Le 30 juillet 2018 après examen du Conseil Constitutionnel, le Président de la République promulgue la loi « secret des affaires ». Le texte a suscité une vague d’indignation chez une partie de l’éventail politique et médiatique français, déplorant une atteinte grave à la liberté d’informer. Mais que contient donc ce texte pour faire frétiller ainsi la vigoureuse moustache d’Edwy Plenel ?
Qu’est ce que la loi « secret des affaires » ?
Cette loi, née d’une directive européenne datant de 2016, vise à protéger les entreprises contre le vol de leurs secrets industriels ou leur divulgation à des concurrents ou au grand public. Selon Raphaël Gauvain, rapporteur LREM, « il s’agit de protéger nos entreprises contre l’espionnage économique, le pillage industriel ou la concurrence déloyale ». Concrètement, la loi rendra illégale l’obtention, l’utilisation ou la divulgation d’une information qui répond à trois critères : Elle n’est pas connue ou aisément accessible à des personnes extérieures à l’entreprise ; elle revêt une valeur commerciale parce qu’elle est secrète ; elle a fait l’objet de mesures de protection « raisonnables » de la part de l’entreprise. Un collectif de sociétés de journalistes (du Monde à l’AFP), de syndicats et d’associations (par exemple Sherpa) a dénoncé une définition « si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie ». A cela s’ajoute qu’en cas de victoire du procès, les entreprises seront en mesure de demander réparation à hauteur du préjudice moral et financier que l’affaire lui a causé.
Intérêts antagonistes
Cette définition permet ainsi aux entreprises d’avoir recours à un champ d’action très large en matière de préservation et de protection de leurs intérêts. Les nombreux scandales ayant pullulé ces dix dernières années (LuxLeaks, Panama Papers, Paradise Papers etc.) donnent néanmoins une toute autre saveur à ce texte de loi. L’intérêt privé des grandes entreprises, emprunt d’un certain mercantilisme, a démontré à plusieurs reprises son incompatibilité avec les intérêts de la population. Entre l’industrie du tabac ou encore l’affaire du Médiator, les exemples ne manquent pas. C’est donc à ce moment que les journalistes et les lanceurs d’alerte rentrent en scène.
La protection des journalistes
Lors des débats qui ont permis la mise en place de la directive en 2016, la protection des journalistes a été une question particulièrement délicate. Dans la version finale, la loi prévoit que le secret des affaires ne pourra pas s’appliquer dans le cadre de « l’exercice du droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ». Une situation dangereuse d’après Eric Alt, vice-président d’Anticor, qui considère que le texte place le journaliste « en position de défense pour démontrer au juge que la divulgation des faits a un intérêt général ».
Les lanceurs d’alerte, symbole de l’expression de l’intérêt général
L’intérêt général, voilà le cœur de la question. Les discussions autour de ce texte mettent en lumière l’évolution de l’équilibre entre l’intérêt public et privé, et par conséquent la primauté du second sur le premier. En témoigne le traitement du sujet des lanceurs d’alerte dans le cadre du texte. Sur le papier, un lanceur d’alerte serait protégé dans le cas où il divulguerait des informations visant à alerter sur les agissements illégaux de son entreprise. Mais problème, la plupart des scandales fiscaux révélés ces dernières années concernent la pratique de l’optimisation fiscale, légale, mais d’une moralité fortement douteuse, à l’image des Paradise Papers ou des LuxLeaks. Etant donné la difficulté à définir le statut de lanceur d’alerte et sa qualité de défenseur de l’intérêt général sur le plan juridique, force est de constater que leur situation ne semble guère s’améliorer avec ce type de loi.
Une tendance inquiétante
Journalistes et lanceurs d’alerte, même combat. Les nombreux flous juridiques présents dans le texte laissent ainsi de nombreux angles d’attaques aux firmes en termes de capacité d’intimidation et de pressions sur ceux qui oseront défendre le droit à une information incisive, pertinente et utile au plus grand nombre. Cette loi s’inscrit dans une volonté de plus en plus manifeste de mettre des bâtons dans les roues à un journalisme dit d’enquête. Un journalisme qui, en allant chercher l’information confidentielle d’intérêt public, remplit sa véritable fonction démocratique. Un journalisme qui dérange. La tentative – relativement douteuse dans ces intentions véritables – de perquisition du journal Médiapart en février 2019, met en lumière un antagonisme de plus en plus prononcé entre un journalisme d’investigation et un gouvernement qui semble-t-il, cherche à museler la voix des fouineurs.
Quel avenir pour la presse en France ?
Que pèse la liberté d’informer face à des mastodontes financiers ou des Etats tout entier ? Les personnes à la tête de ces entités ont-elles un intérêt semblable à celui de la majorité de la population ? Rien n’est moins sûr. Le monde médiatique français semble de plus en plus s’embourber dans une crise devenue structurelle. L’ultra concentration des médias dans les mains d’une poignée de milliardaires est devenue le modèle de financement admis de tous. Certes, le journalisme qu’on pourrait qualifier « d’actualité » n’en ressent pas nécessairement les effets néfastes qui en résultent, mais quid du journalisme d’investigation ? L’enquête journalistique prend du temps, demande de l’argent, et ne peut être soumise à des considérations financières, sous peine de devoir subir des pressions extérieures. Disons qu’il est peu probable de voir un jour au programme de Canal + une enquête poussée sur la corruption de certains pays d’Afrique par le groupe Bolloré, ce dernier risquerait de ne pas trop apprécier et de virer la moitié de la rédaction par mécontentement…