Joker est d’abord un excellent divertissement, bien mené, palpitant, spectaculaire bien sûr, raffiné enfin lorsqu’il s’agit de soigner les plans. Il y a là un goût tout à fait bienvenu du réalisateur qui sublime, par les effets spéciaux, une esthétique remarquable. Dans ce décor parfait, la performance de Joaquin Phoenix est bien entendu exceptionnelle. L’Américain s’est donné du mal, et son jeu d’acteur est puissant ; il ne joue pas un rôle, il l’incarne. Les rictus sur son visage, la folie dans son expression la plus paroxysmale, les tics de comportement encore : l’acteur sublime à lui seul un scénario astucieux qui ne ménage pas le spectateur, entrainé dans une cascade de scènes crispantes. Vivant au crochet de sa mère, malade et âgée, Arthur Fleck travaille en tant que clown dans une petite agence de Gotham City dans les années 1980. Le début du processus, cette agression dont il est victime dans le métro, déclenche une folie décuplée au plus profond de lui-même. C’est cette folie qui va le conduire à devenir « Joker », ce personnage sans scrupules, fou à lier, dangereux et cruel, désinhibé et insensible.

Une folie maladive mais libératrice

Incarné par le brillant Joaquin Phoenix, Joker est un personnage rongé par une folie pathologique, une forme d’autisme qui le rend pour le moins imprévisible et quelque peu effrayant. Toute l’ambiguïté du film repose sur la confusion sciemment entretenue par le réalisateur entre ses rêves qui sont ses illusions, ses désirs les plus fous et la réalité, tant et si bien qu’il nous est impossible de savoir, jusqu’au bout, ce qui relève de son imagination maladive (qui est aussi créatrice) ou de la réalité la plus inquiétante. Ce qui est d’autant plus brillant reste que sa folie est son trait de caractère le plus productif et salvateur. Grâce à elle, il crée littéralement de l’inédit et de l’intriguant et c’est de la sorte que naît l’art aussi bien dans le film (son personnage de clown et d’humoriste maladroit, mais aussi son identité de « Joker ») que l’intrigue du film lui-même. Tout le film dans son processus de création repose sur l’imagination délirante d’un personnage malade et névrosé. Dans cette mise en scène de la folie, Joaquin Phoenix s’inscrit en digne héritier d’un certain Jack Nicholson dans The Shining, auquel on trouvera certains clins d’œil dans Joker. Rongé, dévoré même par une maladie rampante, le héros (anti-héros ?) s’impose comme un cas d’étude sur la démence. Paradoxe ou triste hasard, cette folie est libératrice pour Arthur Fleck : grâce à elle, il s’émancipe et prend sa vie en main.

Du social dans le propos

Alors on retiendra assurément la lecture sociale de la proposition thématique. Rien de surprenant puisque l’arrière-plan des films de Batman s’inscrit dans la cité de Gotham, ville fictive typique des États-Unis minée par un accroissement des inégalités. De tout cela ressort d’ailleurs un sentiment de déjà vu qui fait écho, en chacun de nous, à des expériences actuelles plus ou moins marquantes. C’est d’ailleurs en cela que le réalisateur a été attaqué pour apologie de la violence. Et puisqu’un film parle toujours de l’époque dans laquelle il est produit… Mais ici, on conviendra qu’il n’est pas question d’en appeler à une révolution du bas peuple, déjà et surtout parce que Joker reste un blockbuster produit par des puissants et que ce serait mal-venu d’en appeler à les faire tomber. Ici, le sujet est plutôt consensuel et parle à de nombreux peuples à travers le monde, c’est donc l’assurance de rencontrer du succès quasiment partout sur la planète.

La puissance de l’image désincarnée

Tant est si bien qu’un quatrième niveau de lecture se dégage dans le film. Par un travail sur la matière cinématographique et l’objet médiatique au sens large, une réflexion sur l’image devrions-nous dire, il apparait, à de multiples reprises, des motifs de questionnement sur les mass media, sur le buzz médiatique, sur le culte de l’image à l’heure de l’instantanéité numérique. Cette réflexion intense, réflexive sur l’image et au cœur du dédoublement de la personnalité dont souffre le personnage principal dans tout le film. Nous ne pouvons plus savoir qui nous sommes, nous pouvons nous créer notre propre réalité et user, pour ce faire, de l’audience et du buzz potentiels d’internet. Le plateau TV de l’émission tant regardée est ainsi l’épicentre d’un drame qu’elle a elle-même mis en scène dans une mise en abime des plus prodigieuses. Joker est alors ce personnage né d’un processus médiatique que les grands médias ont eux même engendré. Il est un monstre devenu incontrôlable, comme un avertissement sur cette surenchère au clash, au buzz et finalement au spectacle qui s’entend aussi bien pour le divertissement artistique que pour les médias dans leur aspect le moins définissable (grands groupes de presse, réseaux sociaux). Dans l’élan de Jurassic World, et sans révolutionner l’approche, le film interroge et critique la société du spectacle en étirant le scénario à son paroxysme. Et pour faire simple, il opère une réflexion sur les procédés cinématographiques, sur l’objet médiatique, sur la société du spectacle en se focalisant sur le rôle de l’image incarnée et désincarnée et le poids de celle-ci sur la société médiatique. Et à l’arrivée, il en ressort un sentiment superbe de mise en garde sur les dérives de notre époque, quant aux dangers d’une société malade qui filtre tout, sans rien expliquer, sans rien en tirer, sans rien y comprendre, par l’image dans l’impression qu’elle provoque mais jamais sur ce qu’elle contient. Joker illustre à merveille les démons qui nous menacent dans une prophétie qu’un certain Guy Debord (avec son ouvrage La société du spectacle) avait théorisé avant que les sœurs Wachowski ne le mettent à l’écran avec Matrix. Une certaine idée de la folie définit Joker, mais c’est la réflexion immersive sur l’image qui en fait le succès.