Cette déconstruction a une conséquence bien palpable : la diffusion de l’idée reçue selon laquelle les notions de gauche et de droite sont désuètes. C’est pourtant tout sauf un hasard. Les médias, très largement dominés par le courant néolibéral d’une part, et ultra conservateur voire réactionnaire d’autre part (l’un utilisé tantôt par l’autre pour progresser dans l’opinion publique ou les deux faisant pacte commun dans un projet de société franchement peu ragoûtant) s’en donnent à cœur joie de dépeindre un moment politique tendu où les enjeux seraient dictés par leur lecture des courants politiques. Dans ces temps de crise politique, les voici qu’ils accréditent la thèse d’une ère où gauche et droite sont dépassées et où le choix doit s’opérer entre progressistes et extrêmes, finalement entre Emmanuel Macron, celui qui protège la République et Marine Le Pen d’un côté et Jean-Luc Mélenchon de l’autre, ces deux extrêmes populistes qui la menacent.

Prêcher la disparition des clivages traditionnels pour réécrire le jeu politique

Les médias sont bien sûr friands d’étiquettes. Cela permet de présenter une caricature de la politique bien pratique quand vient le moment des débats et des sondages. Car, à ce stade, le schéma est facile à dessiner et il n’est point besoin d’expliquer les doctrines et les idées. Jamais, ou presque, l’analyse de la couleur ou de l’étiquette politique ne sera ainsi fondée sur le programme. Au contraire, les médias préféreront répéter des contrevérités ou brasser des lieux communs. Et à force de manipuler le réel, les étiquettes sont figées dans l’opinion publique. Ainsi, Emmanuel Macron est-il perçu comme un centriste et Jean-Luc Mélenchon comme un homme d’extrême gauche. Les mots ont pourtant un sens. Dans les faits, la politique d’Emmanuel Macron est à classer très objectivement à droite de l’échiquier politique tant dans les partis pris économiques que les réformes sociales marquées du sceau du néolibéralisme et de l’austérité. Dans sa pratique, on peut même la classer dans la droite radicale tant les lois liberticides sont légions depuis le début du quinquennat (loi Fake news, loi anti-casseurs, loi asile immigration, loi Avia, loi contre les séparatistes, etc.). Pourtant, les médias continuent de le figer au centre d’un échiquier politique totalement abscons comme si lui seul devait constituer un centre de gravité naturel à même de garantir l’équilibre et la préservation de la République. Tandis que ce dernier est classé au centre, Marine Le Pen demeure figée à l’extrême-droite. Pourtant, il y a de moins en moins de différences dans les discours et même dans les actes. L’échange surréaliste entre la leader du RN et Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur sur France 2 en mars dernier l’avait très tristement rappelé. Pire, les médias participent grandement à la réhabiliter. Après « Marine Le Pen aime ses chats », nous sommes entrés dans une séquence où sa position très haute dans les sondages et devenue banale. Elle est reçue en guest star sur les plateaux, elle est dépeinte en femme engagée et plus en danger vivant pour la République. Bref, le système médiatique s’est enraillé. Ce double constat, cynique, interroge. Il prouve, en tout cas, que les médias se confortent dans des banalités pour éviter autant que faire se peut l’analyse de fond. C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon est systématiquement installé à l’extrême-gauche. Lui, ancien membre du Parti socialiste dont le programme reprend 80% des orientations du programme commun de François Mitterrand en 1981, ardent républicain, serait donc devenu, sans changer ses idées ni ses mots, un anticapitaliste, antisystème, antirépublicain et pourquoi pas anarchiste révolutionnaire. Ici, il faut savoir raison garder. Non, Jean-Luc Mélenchon ne peut pas être classé à l’extrême gauche. D’abord parce que l’extrême gauche s’inscrit en rupture avec le capitalisme. Jean-Luc Mélenchon, comme la France Insoumise d’ailleurs, s’inscrit en rupture avec le l’ultralibéralisme. Ensuite parce que les mesures qu’il défend sont des mesures de gauche, de gauche de rupture certes (mais il y a forcément rupture quand les libéraux gouvernent depuis 30 ans). A y regarder de plus près, Jean-Luc Mélenchon est tout ce qu’il y a de plus socialiste. Seulement, des socialistes, voilà longtemps qu’il n’y en a plus beaucoup au Parti socialiste. Aussi, les mots dans l’usage qu’on en fait déforment-ils le sens qu’ils sont censés porter. Aujourd’hui, les socialistes sont au Parti communiste au mieux, les autres étant convertis au culte du marché et aux grands principes du progressisme. On peut donc comprendre que les médias maintiennent des idées reçues, comme si les étiquettes étaient acquises peu importe les positions que l’on pouvait tenir. Comment est-il encore possible qu’un Manuel Valls, tombé depuis longtemps maintenant dans les dérives idéologiques des réactionnaires, puisse encore être classé au centre gauche quand même Alain Juppé à droite n’ose pas penser un quart de ce que l’ancien Premier Ministre dit ? La réponse tient à ce qu’il y a bien longtemps que les médias, dans leur globalité, n’ont plus consacré du temps à justifier les étiquettes par les idées et les programmes. Ils récitent une comptine bien trop simpliste et bien trop à l’avantage de ceux qui gouvernent pour la considérer comme légitime.

Redonner corps aux mots

Car, en l’occurrence, ce qui compte vraiment n’est pas l’étiquette collée par ces mêmes médias mais bien la doctrine. « Être de gauche », pour les médias, c’est se revendiquer de cette famille de pensée. Mais « être de gauche », en politique, c’est avant tout fait acte de gauche, c’est afficher des convictions bien sûr mais plus encore les montrer dans les actes. Ainsi, pourquoi les anciens ministres de François Hollande, responsables de la politique libérale catastrophique menée pendant cinq ans, pourraient-ils s’en tirer indemnes et être classés dans le même espace politique que ceux qui les ont combattus au Parti communiste ou à la France insoumise ? C’est que la politique dans les médias est surtout affaire de poncifs. Il ne faudrait pas s’y méprendre : la « gauche » et la « droite » ne sont pas mortes. En effet, d’autres clivages existent, celui entre mondialistes et souverainistes, celui entre nationalistes et humanistes, celui, encore, entre progressistes et conservateurs. Mais le clivage qui, depuis bien longtemps, catalyse les tensions et détermine le premier niveau d’engagement est la perception du social et de l’économie. Dans ce cadre-là, la « gauche » prêche un plus grand partage des richesses, plus de justice sociale, l’égalité des chances ou encore l’importance de la puissance publique et de la redistribution. De son côté, la « droite » défend la réussite, le mérite, les valeurs traditionnelles du travail et la cellule familiale. Ce clivage est bien celui à l’œuvre aujourd’hui. La lutte des classes, décrite comme dépassée par de nombreux observateurs, est pourtant bien celle qui écrit l’histoire politique. A chaque réforme sociale, la France est la rue, les Gilets jaunes ont d’ailleurs été l’expression politique la plus significative de cette prégnance du social sur tous les autres clivages. La « gauche » à donc à se soucier du social et du partage lorsque la droite doit se soucier de la création des richesses et de la juste récompense de son travail. C’est un schéma politique des plus banals. Pourtant, depuis plusieurs années, les médias parlent de « deux gauches irréconciliables », comme un non-sens idéologique. Il y aurait une gauche de gouvernement, prête à endosser la responsabilité du pouvoir et à même de diriger le pays, et une gauche radicale, en-dehors de la réalité et condamnée à être systématiquement contre. Est-ce bien raisonnable comme analyse ? N’est-ce pas tout simplement qu’il y a une gauche et… un centre ?

Pourquoi une candidature commune à gauche n’est pas crédible ?

Parce qu’il faudrait déjà que tous ceux qui se déclarent de gauche le soient vraiment. Comment peut-on réellement imaginer que Parti communiste et France insoumise (si on exclut l’extrême gauche de cette hypothétique alliance) se rangent derrière un candidat issu du Parti socialiste contre lequel ils ont lutté entre 2012 et 2017 ? Comment pourraient-ils envisager de soutenir un candidat issu d’EELV qui flirte, un parti qui, depuis plusieurs années, a vu un grand nombre de ses hauts responsables filer chez LREM ? En fin de compte, comment pourrait-il avoir alliance entre une gauche totalement hostile à Emmanuel Macron car en profond désaccord avec sa politique économique et sociale et une autre qui pense qu’on peut trouver un compromis ?

Et puis il y a des désaccords profonds, indépendants des égos qui sont souvent naïvement pointés du doigt. Europe Ecologie les Verts défend l’Union européenne en expliquant mollement vouloir de nouveaux traités. Or, un projet de rupture, de gauche, est incompatible avec les règles de l’UE et les grandes orientations fixées par la Commission européenne, branche armée du néolibéralisme et de l’austérité en vogue en Europe. La France insoumise et le Parti communiste sont nettement plus radicaux à ce sujet et mettent les pieds dans le plat. Toujours dans l’excès, les grands médias qualifient régulièrement Jean-Luc Mélenchon d’anti européen tandis que ce-dernier ne porte une critique que sur le fonctionnement et les orientations des institutions de l’UE, pas de la construction européenne. Pour le reste, les sujets ne manquent pas : le nucléaire, la VIème République, les impôts, etc.

A côté de ça, il y a aussi une gauche qui continue d’utiliser le vocabulaire de la lutte des classes, de faire du partage des richesses un enjeu de société, de parler des ouvriers, des profs, des femmes de ménage, etc. De l’autre, on a une gauche qui passe son temps à parler de sujets périphériques, de sujets clivants et marginaux, de féminisme, de LGBTQI+, de racisme et de discrimination en plaçant trop souvent le social en deuxième rideau au lieu de faire l’inverse. Cette gauche se parle beaucoup à elle-même et son électorat a filé depuis longtemps chez Marine le Pen. Ce n’est pas anecdotique si la leader du RN suscite autant d’adhésion auprès des jeunes et des milieux populaires : elle utilise les mots du PC d’il y a 30 ans et elle fait mouche. Pendant ce temps, la gauche, elle, se regarde le nombril et brasse les sujets bobos qui n’intéressent pas l’opinion publique. Finalement, il y a une gauche sociale face à une gauche sociétale et les deux ont rompu depuis longtemps sur le fond. Bref, il y a autant de sujets de désaccords qu’il n’y a de définition du terme « gauche ».

En tout état de cause, ce sont les médias qui construisent eux-mêmes le mythe de la candidature commune à gauche. On devrait même parler d’un fantasme, car il n’y a aucun sens à vouloir combiner des étiquettes médiatiques (sont de gauche ceux que les médias ont bien voulu qualifier comme tel) pour construire un projet d’adhésion cohérent. Et d’ailleurs, quand on additionne les scores potentiels des candidats de « gauche » à la prochaine présidentielle, on est loin du compte. Le dernier à avoir accrédité cette thèse à l’épreuve des urnes est Jean-Luc Mélenchon. Parti seul, en 2017, avec le soutien du Parti de Gauche et du Parti communiste toutefois, il a su convaincre près de 20% des électeurs, à quelques centaines de milliers de voix de Marine Le Pen. En face, « l’union de la gauche » portée par Benoît Hamon au Parti socialiste, soutenu par le Parti radical de gauche, et surtout Yannick Jadot d’EELV aux termes d’un accord d’appareils n’a fait que 6,58%. Dès lors, ce qui compte est d’abord la dynamique que l’on sait, ou non, créer. Une « union de la gauche » ressemblerait en tout point à une tambouille d’appareils et une machine à perdre pour les idées et les convictions. En ce sens, une « union » gagnante est autant un fantasme qu’une pseudo « division » perdante. Dans une élection présidentielle, les voix ne s’additionnent que rarement sur la base des étiquettes en bas de l’affiche. Alors, pourquoi les médias font mine de ne pas le savoir ?

Défendre l’ordre établi

C’est un secret de polichinelle, les grands médias sont très fortement influencés par de richissimes actionnaires acquis à l’ordre néolibéral. Dans ce contexte, et sur la même base que ce que j’écrivais plus haut, Emmanuel Macron est dépeint comme l’ambassadeur de la mesure, d’un équilibre précieux, lui offrant une insolente centralité. Ce résultat est aussi celui de trente ans à voter pour le moins pire, marginalisant la gauche socialiste, celle qui ne renie pas ses convictions profondes et permettant à des centristes ou des libéraux de revendiquer leur place dans ce même espace sur l’échiquier politique. Indubitablement, le centre s’est déporté sur la droite ce qui donne aujourd’hui aux discours socialistes une dimension radicale et à l’idéologie ultra libérale et réactionnaire une apparence de bon sens et de banalité.

Les médias défendent une certaine conception de l’échiquier politique, lequel devient performatif à force de répétition, c’est le jeu des représentations ; plus une idée est répétée, défendue, diffusée, banalisée, plus elle s’inscrit dans le marbre : elle est établie comme vérité générale. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est l’aspect profondément contestable de cette échelle des valeurs et de cette représentation du champ politique. En prenant du recul, on peut légitimement craindre que le barrage républicain contre l’autoritarisme et la haine ait déjà rompu alors qu’on croyait l’avoir bien dressé face à Marine Le Pen. Car, après tout, il est toujours question de convictions. Et tandis que l’union est hissée par les médias comme le seul moyen pour la gauche de gagner en 2022, Désintox démontre qu’à force de vouloir noyer le poisson, les électeurs boivent la tasse.


Si le sujet vous intéresse, vous pouvez lire le très bon papier – que j’ai découvert après l’écriture de ma chronique – signé Christian Salmon sur Slate.