Avant d’être « Poupou » le dauphin adulé, le jeune Raymond était « La Pouliche », fils de paysans creusois perpétuant la tradition familiale. Il travaille au champ et balise les routes voisines dès qu’il en a la possibilité, pas la permission. Sa mère l’empêchera longtemps de suivre l’exemple de ses grands frères, en vain. Ces trois-là jouissent déjà d’une notoriété locale lorsqu’il donne ses premiers coups de pédales sur les courses limousines. Pour s’y rendre, c’est toujours sur son vélo, l’échauffement à l’aller, le décrassage au retour, s’infligeant jusqu’à 200 kilomètres par jour. Dans ces distances, il se construit une endurance, une puissance mais surtout un mental, exhibé dans un sens de l’effort qui fascinera longtemps les français.

 Malgré l’obtention de son certificat d’étude dans les années 50 il ne pourra poursuivre ses études, faute de moyen chez les Poulidor. Déboussolé, il doit retourner travailler la terre et cet abandon nourri ses envies cyclistes. Il gagne ses premières courses amateures et avec, un premier surnom, la pouliche, mais aussi – et surtout – une réputation. Celle d’un coureur souriant, passionné et accessible. Elle ne le quittera jamais, qu’importent les succès ou les déroutes.

Invité à participer à sa première course professionnelle le 2 août 1956 sur le Bol d’Or des Monédières, il retrouve sur la ligne de départ ses héros de toujours. Ceux qu’il vénérait en feuilletant les pages de son Miroir-Sprint hebdomadaire : Geminiani, le fusil, et Bobet, le perfectionniste. Il suivra un long moment le second dans une attaque infructueuse avant de voir le premier s’imposer. Le public limousin n’aura eu d’yeux que pour lui, au grand dam d’un Bobet, leader français de l’époque, qui s’exclamera à l’arrivée « qui est ce coureur plus applaudi que moi et que le public appelle La Pouliche ? ». Un brin amer Louison… Alors que ses performances le poussent à songer à une carrière cycliste, en 1956 il doit laisser le vélo au garage pour 2 ans de service militaire.

Revenu d’Algérie où il avait été affecté, il reprend la course après une période d’entrainement hivernal chargée. Dans la lignée de ses performances antérieures, il réalise des courses prometteuses entouré de coureurs professionnels. C’est alors qu’il fait la rencontre d’Antonin Magne, directeur sportif de l’équipe Mercier, double vainqueur du Tour de France (1931 et 1934). Tombé sous le charme du jeune Raymond, Tonin le sage, expert de l’entrainement, lui offre son premier contrat professionnel. Fini la terre sous les ongles et le réveil à l’aube : Poulidor peut enfin vivre du cyclisme, et bientôt le faire vivre dans le cœur des français.  

1961, Premiers succès retentissants

« L’éternel second », l’autre grand surnom de Poulidor. Un surnom gagné au prix de malchances et de concours de circonstances inéluctables. Un surnom colporté par un public lassé de voir sa coqueluche collectionner les places d’honneurs malgré un courage indéfectible. Un surnom qui peut sembler illégitime pour celui qui compte près de 190 succès professionnels. Le premier retentissant a lieu sur Milan-San Remo en 1961. Victime d’une crevaison, proche de l’abandon et après une erreur de parcours, il parvient à s’imposer pour 3 secondes devant un titan des classiques : Rik Van Looy. Dès lors, il ne court pas seul. Toujours accompagné de sa plus fidèle compagne, la mauvaise fortune.

S’en suit son premier titre de champion de France la même année à Rouen. Pourtant, ce n’était pas chose faite face à l’enfant du pays normand, Jacques Anquetil. « La Caravelle » vient de rafler son second Tour de France et Paris-Nice, et fait désormais office de porte-drapeau national du cyclisme français. Les deux hommes se livrent alors le premier mano à mano de ce qui deviendra l’une des plus grandes rivalités sportives hexagonales. Poulidor enfile la tunique du vainqueur, pour cette fois…

1962, La France découvre « Poupou »

Juillet 1962, il débute son premier tour de France, le bras gauche plâtré. Les premiers jours sont difficiles, il perd du temps sur les favoris. Mais il s’accroche sans broncher, étape par étape. Surement grâce aux premiers « Allez Poupou ! » qui fleurissent sur le bord des routes. Déplâtré au matin de la 19ème étape, il décide de passer à l’attaque et d’étaler ses qualités de grimpeur. Enfin libéré, il termine en tête à Aix-les-Bains avec 3 minutes d’avance, glanant alors la troisième place sur un Tour remporté par Anquetil…

En 63, « Poupou » brille davantage sur les courses d’un jour. Il remporte la Flèche Wallonne, affirmant des qualités de rouleur et de puncheur. La France prend vite la mesure de son champion : un bourreau d’effort, simple mais complet. En lui, le public a enfin trouvé un coureur capable de contester l’hégémonie de « Maitre Jacques ». Et quoi de mieux, pour contenter le chauvinisme français, que de devoir choisir entre deux tricolores. Mais Anquetil tient son rang, un doublé Tour de France – Vuelta en point d’orgue. De son côté, Raymond patine sur la Grande Boucle (8ème).

1964, symbolique d’une carrière

En mai, Poulidor obtient son premier et unique sacre sur un grand Tour. Il s’adjuge la Vuelta à l’issue du dernier contre la montre devant une armée de cyclistes locaux, contribuant à populariser le Tour d’Espagne auprès des Français. Il se présente alors sur le Tour avec un statut de vainqueur potentiel et la préférence du public. Mais c’était sans compter sur le retour de sa malchance habituelle. Elle l’attendait à Monaco, où, arrivé en tête au vélodrome, il s’arrête un tour trop tôt laissant filer Anquetil à plus d’une minute. Elle le poursuit également à Amiens et à Toulouse, où il chute.

Arrive alors l’étape reine, 237 kilomètres entre Brive-la-Gaillarde et le Puy-de-Dôme. Anquetil a pris le maillot jaune trois jours plus tôt, il a 56 secondes d’avance sur le Limousin. Dans l’ascension du volcan auvergnat, les deux hommes se livrent un duel qui rentrera dans l’histoire. Appuyés l’un sur l’autre dans une souffrance palpable jusqu’au dernier kilomètre, ils atteignent le sommet de leur rivalité. Poulidor attaque, Anquetil ne peut suivre mais s’accroche. Poussé par la foule et malgré un mauvais choix de braquet, Raymond ne reprend que 42 secondes sur un Jacques qui s’accroche avec autant de courage pour remporter son cinquième Tour de France. « Poupou » a perdu la course, mais il gagné le cœur des Français à jamais.

Cette même année, il aura terminé second de Milan-San Remo, du Dauphiné, du Tour et troisième des championnats du monde, dessinant les premiers traits de « l’éternel second ».

1965-70, le spleen du podium

Les Grandes Boucles passent et se ressemblent pour Raymond, qui doit se contenter du critérium du Dauphiné (1966, 1969). Il est battu par Gimondi (surtout par son équipe) en 65 et échoue à la seconde place. En 66, Anquetil vient refroidir ses ardeurs en amenant son coéquipier Lucien Aimar à la victoire, alors que « Poupou » échoue à la troisième place. La suite de ses malheurs s’écrit en 1968. Dans un tour qui lui était promis, ses principaux concurrents étant absents, il doit abandonner après avoir été violemment percuté par une moto durant la quinzième étape.

Son podium, il ne le retrouve qu’en 1969, toujours sur la troisième marche… Un prodige belge vient d’éclore, il remporte son premier Tour de France. Son nom ? Merckx. Son surnom ? « Le Cannibale ». Et il ne semble pas vouloir laisser de reste à ses concurrents… Il le prouve l’année suivante, avec son premier doublé Giro-Tour de France. Ce même Tour s’avère compliqué pour « Poupou » qui se remet tout juste d’un zona. Proche de la rupture à plusieurs reprises, il trouve tout de même la force de résister pour se placer dans le top 10 (7ème).

1971-77, L’idole d’une France populaire

1971 n’est pas très prolifique pour Poulidor, qui peine toujours à se remettre du zona et doit renoncer au Tour. Sous l’égide de RTL, il s’engage alors à faire la reconnaissance de chaque étape à la veille de celles-ci, dans sa mythique tunique mauve. Le soir, il présente les difficultés du lendemain et passe du temps avec ses supporters. Jour après jour, les routes se remplissent pour entrevoir son passage. Elles seront rapidement aussi bondées que pour le passage de la course officiel. Il vit alors ce qu’il qualifiera comme « son plus beau tour ». « Je ne savais pas que les gens m’aimaient tant » déclarera celui qui n’a jamais triché avec son public. Et c’est sûrement de cette véracité, de cette simplicité dont l’hexagone tombe amoureux.

Approchant la quarantaine, il se console sur d’autres courses de renom, notamment les Paris-Nice 1972 et 1973. Le premier, il le gagne après un retournement de situation grandiose qui prouve que « Poupou » n’est pas condamné aux places d’honneurs. Pointé à 16 secondes de Merckx, leader depuis la première étape et triple tenant du titre, il s’échappe dans le Col d’Eze et récupère 22 secondes au Belge contre toute attente. Pour son dernier grand succès, l’année suivante, il devance Zoetemelk et Merckx sur un podium contenu en 12 secondes. Une maigre revanche qui finira d’aiguiser les dents du « Cannibale ».

Le Tour, il était écrit qu’il ne le gagnerait pas. Troisième en 72, un abandon en 73, second en 74, il tire sa révérence sur un huitième podium (3ème en 76), record en la matière. Sa carrière prend fin dans la boue d’un cyclo-cross nordiste, un jour de Noël 1977.

Mais Raymond a laissé une dernière offrande, non moins merveilleuse. Son petit-fils, Mathieu Van Der Poel, est l’un des espoirs majeurs du cyclisme néerlandais et mondial. Ce n’est pas un hasard si son début de carrière s’est construit dans le cyclo-cross, là où papy avait terminé. Coureur ultra-complet, VDP est triple champion d’Europe en titre de cyclo-cross et double champion du monde (2015, 2019). Mais il excelle également sur route. En 2019, il remporte ses trois premières classiques devant les yeux d’un « Poupou » fier et ému. A tout juste 24 ans.

Un mythe s’échappe en solitaire

Ce 13 octobre, il a débuté sa dernière ascension dans une émotion qui rappelle ses déboires, emportant avec lui l’archétype du sportif d’avant. Car oui, « Poupou » incarnait le sport d’un autre temps. Une époque où la rivalité n’empêchait pas le respect. Comme ce jour de 1974, où après une étape du Tour, Poulidor trouve Anquetil derrière sa porte. Embarrassé, le Normand est venu quémander un autographe pour sa fille de 4 ans. Aucun enfant de ce temps n’aurait craché sur une griffe du héros national Poulidor. Même si son papa s’appelait Anquetil. Pourtant « la Caravelle » n’a pas toujours porté le Creusois, pour qui les dotations et sollicitations devenaient supérieures à celles du quintuple vainqueur du Tour, dans son cœur. La popularité se monnaie plus cher que les victoires.

Sa carrière terminée, Anquetil continue d’arpenter les courses cyclistes. Les deux hommes tisseront des liens amicaux forts, au gré de parties de cartes mémorables, auxquelles se joignaient souvent un certain… « Cannibale ». Raymond en profite parfois pour frimer. Lors d’un atterrissage à Orly, il ironise : « J’ai réussi à piquer 5 000 balles à Anquetil et à Merckx, c’est la plus belle victoire de ma carrière ». La dérision, il en a toujours usé pour nous rappeler, dans un élan Coubertin, que l’essentiel ne réside pas toujours dans la victoire. Il aurait pu être le mauvais perdant, aigri et hermétique. Il était tout l’opposé : ce champion accessible d’une France campagnarde et vertueuse.

L’amertume, il ne connait pas Raymond, capable même d’enfiler, non sans frisson, le maillot jaune de son pote Jacques un jour de 1976 dans Stade 2. Ce même maillot qu’il n’a jamais revêtu en 14 participations au Tour. Les mots du Limousin achèvent d’affirmer sa grandeur d’âme : « Des regrets ? Non, non, le vélo m’a tout apporté. Bien au-delà de mes espérances ». Des regrets, il en subsiste pourtant dans le cœur des Français. Du moins sportif au plus fidèle Anquetiliste, tout un pays a longtemps rêvé de couronner son champion symbolique. Ne pouvant pas, il en a créé un mythe.

« Poupou » s’est mué en figure représentative du perdant magnifique. Un concept hexagonal popularisé au XXe siècle qui prend son essence dans la défaite imméritée. Des défaites teintées de malchances, d’erreurs ou d’injustices. Cette idée se nourrira ensuite d’épopées comme celles des Verts de 76, des Bleus de 82, ou des 8 secondes qui manquèrent à Fignon en 89. Mais dans la conscience collective française, ce défait somptueux est devenu le « Poulidor », celui qui « gagne en perdant ». Ce terme dépasse aujourd’hui les frontières du sport, au point même de tomber dans le domaine commun.

Au travers des aventures de « Poupou », les Français ont saisi la quintessence du sport. Celle d’une épreuve physique mais surtout morale, où le résultat, bien qu’il importe, ne procurera jamais autant d’émotions que le combat mené par l’outsider valeureux. Raymond l’avait compris, l’essentiel n’était pas de gagner des courses, mais l’amour d’un pays qu’il représente à merveille. Ce mercredi, il a franchi son ultime ligne d’arrivée, celle d’une vie qui en aura marqué de nombreuses. Nul doute que les derniers mots qui lui furent adressés par son ami Anquetil, décédé en 1987, résonnaient en lui : « Écoute, mon cher Raymond, tu finiras encore deuxième ! »

Quentin Grivel