Critiquable dans l’absolu, la stratégie de communication d’Emmanuel Macron depuis son élection conserve une constante : laisser parler les experts, ceux qui savent mieux. On n’eut cesse d’entendre pendant la campagne que le jeune Emmanuel était l’élève du philosophe Paul Ricœur, qu’il est passionné de littérature, un petit génie de l’économie à l’aise avec tous les « grands corps « de l’administration publique (défense, économie, budget…). L’intellectuel ultime quoi, le « Roi-Philosophe » qu’il nous faut. Il suffira pourtant de quelques petites phrases, d’un ardent désir de cordon-bleu à la cantine pour faire s’écrouler le monument jupitérien. Un monument avant tout communicationnel.
Expertise immobile
Mais le Président peut alors compter sur les autres qui savent. Les députés LREM issus de la « société civile », soit des chefs d’entreprises, de PME, des docteurs, des avocats… Une société civile qui vit donc au-delà de tout soupçon d’incompétence puisqu’au pouvoir d’achat bien plus développé que François Ruffin. Et pourtant. « Parlement fantoche », majorité absolue mais suiveuse, très peu d’initiative dans les dossiers et encore moins de dissidence, les experts de la macronie parlementaire ont fait preuve d’un immobilisme admirable, un balbutiement de nouveau-né, qui ne présage qu’une adolescence léthargique.
Reste le gouvernement. Même inspiration à donner le pouvoir à ceux qui savent, sont nommés Jean-Michel Blanquer à l’éducation, Nicolas Hulot à l’écologie, Laura Flessel aux Sports, Agnes Buzyn à la santé… En somme des praticiens ou anciens praticiens de leurs magistères. Ce ne serait pas un scoop de souligner que ça n’a pas non plus marché. Alors un nouveau gouvernement. Pas de changement dans la stratégie. Un homme à tout faire, technocrate, comme premier ministre : Jean Castex ainsi qu’une star controversée du Barreau, l’homme aux « 150 acquittements » comme Garde des Sceaux : Eric Dupont-Moretti, tous deux accompagnés par des fidèles de la cour promus plus près du Roi (Darmanin, Schiappa, Borne…), censés avoir fait leurs preuves. Ceux d’avant ne savaient pas assez, il s’agit de faire confiance à l’expertise nouvelle d’un casting XXL.
Pourquoi ça pourrait marcher, cette fois
La question qui prime, c’est : « est-ce qu’on y croit ? », est-ce que les citoyens adhèrent au mythe d’un gouvernement par les élites libérales éclairées, ou l’avant-garde du prolétariat, les régimes de justification d’une démocratie d’experts sont multiples. Ils partent tous ceci dit du culte contemporain à la raison et la science. En annonçant la mort de Dieu, le « désenchantement du monde », le XXème siècle européen ne s’est pas défait de la religion. Pour Emile Durkheim, la religion se définit par la séparation entre un profane et un sacré. D’un côté les hommes, de l’autre Dieu. D’un côté les mangeurs de vache, de l’autre les hindouistes pieux. Si « Dieu est mort », du moins dans quelques pays d’Europe, il subsiste une parole sacrée, capable de donner du sens, une explication ; la science. Nos dieux sont aujourd’hui ceux de la raison, de la logique, de la preuve, des mathématiques et de l’expérience. Le système de croyance contemporain laïc n’est pas païen, irraisonné, ou neutre. La religion civique de Robespierre ou le positivisme d’Auguste Comte ont ouvert la voix au rationalisme et au culte de l’homme en blouse blanche, aux lunettes poussiéreuses et au paper-board rempli de courbes. Surtout au paper-board rempli de courbes.
Voir et montrer les hommes de raison ne date pas de la présidence de Macron. Déjà dans les années 1970 sous Valéry Giscard d’Estaing le « meilleur économiste de France » et premier ministre, Raymond Barre, n’hésite pas à débarquer sur les plateaux Télé armé de ses chiffres et tableaux à double entrée en tout genre pour expliquer à tous les foyers français les tenants de la politique économique de son gouvernement, après le choc pétrolier de 1973. Et déjà cela fonctionnait. C’est le début du monétarisme puis du néo-libéralisme triomphants, dont l’aboutissement survient dans les années 2000 avec la « rationalisation » des services publics, qui se traduit par des coupes massives dans les budgets de l’éducation, de la santé et de la Sécurité Sociale… Ahh les années UMP… Toujours est-il que les dirigeants, les décideurs et certains citoyens ont encore fait confiance à ces experts, moins médiatiques cela dit ; les technocrates tout droit sortis de l’ENA et des grandes Ecoles, fleurons de l’éducation française, l’élite Républicaine par excellence, dont l’unique travail fut de désosser leur symbolique génitrice.
Ce sont ces mêmes élites qui constituent le sous-bassement de la structure macronienne. Mais ce remaniement des experts à Miamatignon (apprécions la blague) est d’abord un remaniement post-coronavirus. La crise du Covid fut l’occasion pour le système communicationnel de l’Elysée de remarcher à plein, paradoxalement en laissant la place dans les médias aux experts. On a en effet beaucoup entendu la communauté scientifique, divisée, surmédiatisée, contradictoire, car c’est le propre de la science. L’irruption médiatique de Didier Raoult, expert parmi les experts, a fait oublier le temps normal des sciences et de la recherche qui est le temps long. Un remède miracle, long à réfuter, c’est une preuve que le dieu en blouse blanche a la solution que nous autres ne pouvons atteindre. Tous les citoyens se sont vus experts mais forcés de constater que peu ont fait médecine. Laissons place à ceux qui cherchent les réponses, plutôt qu’à ceux qui croient savoir. Quoi qu’il en soit, on les a entendu bien plus que les membres du gouvernement. Laissez place aux médecins, on parle d’une maladie. Laissez place à Dupont Moretti, on parle de justice. Laissez place à Darmanin on parle de féminisme… ah non pardon (comme quoi les stratégies de communication d’Emmanuel Macron soulèveront toujours des questions sans réponse).
Les Esclaves devenus Rois
Honnêtement, cela fait quand même plusieurs années que l’idée des philosophes-rois, du gouvernement de ceux qui savent mieux a pris un coup. À la théorie de Platon s’est substitué l’idéal démocratique d’Aristote, prônant l’intelligence collective, la prise de décision par l’ensemble du peuple. Cela s’explique par le renversement de la place des experts dans les gouvernements. Paulin Ismard (La Démocratie contre les experts, 2015) rappelle que dans la Grèce antique les experts étaient considérés comme « esclaves publics » (dêmosioi), petite bureaucratie au service uniquement de la Cité, au statut social ambigüe quant à ses droits civiques. À partir du XIème siècle, l’expérience politique moyenâgeuse se métamorphose, rappelle Patrick Boucheron par exemple. En effet, le Roi et son gouvernement, s’ils jouissent d’un pouvoir toujours sacralisé et relativement autoritaire, se placent dans une position d’infamie, de poids du pouvoir qu’ils doivent porter à l’image d’un Atlas portant le monde. Ainsi Max Weber fantasme au début du XXème siècle une bureaucratie docile, chargée de rendre possible la volonté populaire.
Pourtant cela reste un fantasme. Les experts dans les gouvernements contemporains démocratiques répondent à des intérêts personnels, corporatistes, pas forcément compatibles avec la volonté populaire. G. Allison a montré par exemple les injonctions contradictoires que JF Kennedy subissait de la part des différents corps militaires lors de la crise de Cuba, tous voulant être celui qui sauvera l’Amérique. À l’intérêt rejoint parfois l’égo, et les « technos » se lancent sur la scène publique, à l’image de Raymond Barre par exemple, Emmanuel Macron ou encore Jean Castex. En sortant de l’ombre les esclaves publics, on les libère de leurs chaînes, de leurs obligations de service de l’intérêt général. Ils deviennent Rois, pouvant prétendre à exercer le pouvoir, se légitimant de leur intellect pour prendre les décisions. Ils savent mieux.
Suspension de crédulité
Ils savent mieux, mais ne représentent personne. On rit déjà de la posture rigide et mal à l’aise de Jean Castex, on s’interroge sur la légitimité de Dupont-Moretti, lui qui, il y a deux ans, se jugeait trop incompétent pour prétendre être un jour garde des sceaux. Finalement, si les experts disent mieux savoir, le peuple sait mieux qui est légitime pour prétendre être expert. David Estluand repense ainsi la place des experts dans la démocratie. Pour lui, leur savoir ne leur assure pas forcément l’autorité. La valeur de l’expertise, les jugements des experts, peuvent à tout moment être remis en question par l’autorité la plus légitime, la souveraineté populaire. Le culte de la science porte en principe suprême le doute. La démocratie porte en principe de contre-pouvoir, de contrôle du pouvoir ce même doute, à l’égard de ceux que l’on présenterait comme meilleurs.
« Toute personne ou tout groupe susceptible d’être proposé(e) pour jouer le rôle d’expert susciterait la controverse »
David Estuland, L’autorité de la démocratie. Une perspective philosophique, Hermann, 2011
En donnant la parole aux experts, aux professionnels, Emmanuel Macron néglige la volonté et le pouvoir de prise de décision des citoyens organisés. Au même moment que le nouveau gouvernement est annoncé, la Convention Citoyenne pour le climat lance 150 propositions vers la transition écologique. Les citoyens s’organisent, on réanime l’intelligence collective. A l’instar d’Aristote ou de Condorcet, on prône une prise de décision collective, un débat entre des parties assez multiples pour estimer que les décisions prises seront les bonnes, en n’ayant recours à des experts que de façon consultative, à l’image d’un procès, où le jury prend la décision la plus éclairée à l’aune des témoignages et preuves.
À l’antipode du gouvernement des experts, la démocratie demande à revivre par le gouvernement local, au niveau municipal par exemple, par l’autogestion, à l’image d’entreprises détenues par leurs salariés, par les référendums d’initiative populaire en Suisse, en France, en somme par une confiance accrue des décideurs à l’efficience d’un dialogue démocratique construit entre ses constitutifs premiers, plutôt qu’à l’entreprise d’expertise, minoritaires, petits face à la volonté du peuple.