Lorsque l’on parle du vaccin contre la peste, on se souvient de Pasteur, pas de Yersin. Lorsqu’on parle de l’équipe de France de football championne du monde, on pense à Didier Deschamps, pas à son adjoint, Guy Stéphan. Lorsqu’on parle d' »Allumer le feu », on pense à Johnny, pas à Zazie, Obispo et Jaconelli, pourtant auteurs et compositeurs du morceau. Le fait est que l’histoire consacre rarement les travailleurs de l’ombre. Et comme dirait l’autre, nous l’allons montrer tout à l’heure.
A l’heure où le rap est devenu un business comme un autre, la productivité est une norme à respecter pour celui qui cherche à faire « des sous, des sous, des sous ». Sortir le plus de projets possibles en un minimum de temps afin de ne jamais se faire oublier des radios et du public est l’objectif affiché et mis en pratique par bon nombre de MCs. Mais quand on sait le travail de malade que demande la préparation d’un album en studio, entre écriture, composition, mix et beatmaking, on se rend rapidement compte qu’il y a anguille sous la roche de ces cuistots hyperactifs prompts à nous servir une nouvelle fournée tous les six mois.
Cette anguille est bicéphale: une tête de « Ghost Writer », une autre de « Top Liner ». Mais quésaco encore que ces concepts anglophones ? Pas besoin d’avoir fait LEA pour comprendre le premier : un ghost writer, littéralement traduit par « écrivain fantôme », est tout simplement un auteur qui n’interprète pas ses oeuvres et qui n’en possède donc pas la paternité aux yeux et oreilles du public. En d’autres termes, il écrit pour d’autres.
Le top liner a quant à lui une fonction d’autant plus complexe, puisqu’il met un texte en mélodie sur une instrumentale pré-existante… ou qu’il a lui même composé. Car oui, beaucoup de beatmakers enfilent de nos jours la casquette de top liner.
Ce phénomène touchant autant les indés que les non-indés est de plus en plus prégnant dans l’univers du rap français. Cela peut se faire de plusieurs manières différentes: souvent, les producteurs et les artistes envoient la nomenclature de leurs projets à des dizaines de top liners, choisissant ensuite, entre les propositions, celle qui leur convient le mieux. Quand l’un des beatmakers avec lesquels travaillent les MCs se fait aussi top liner, cela va d’autant plus vite.
Mais il peut aussi arriver que les top liners envoient directement leurs compositions aux artistes et maisons de disques, afin de compléter des projets, par exemple. Cela peut poser des problèmes d’originalité créative, puisque non seulement, le titre n’aura rien de personnel, mais de plus, une même maquette peut être exploitée par plusieurs artistes, et donc donner lieu à des productions similaires.
Une question qui ne date pas d’hier
La top line n’est pas née avec le rap. Elle se popularise à grande échelle à la fin des années 80 et au début des années 90, notamment à travers un studio d’enregistrement Suédois fondé par le producteur et dj suédois Denniz PoP, le Cheiron Studios. Celui-ci a produit des mélodies pop pour un grand nombre d’artistes tels que Britney Spears ou les Backstreet Boys. Le rap, au même titre que les autres genres (reggae, rock, dance…), s’est fait prendre dans les filets de ce phénomène, mais il n’est donc pas le seul.
Les top liners répondent à un besoin correspondant à l’évolution du rap. La musicalité introduite au fil du temps a forcé les MCs à s’adapter. Pour ceux qui écrivaient avant de poser leur texte sur l’instrumentale, la composition pouvait s’apparenter à un véritable casse-tête, afin de créer une harmonie. C’est pourquoi la mélodie et la musicalité vocale n’avaient qu’une place restreinte dans le rap, car la complexité lyricale primait sur l’enjeu musical.
Aujourd’hui, la donne est différente. Les influences se sont élargies, les inspirations diversifiées et la musicalité, vocale comme instrumentale, prend une place toujours plus importante. Les ghost writers et top liners se sont donc logiquement installés pour répondre à une demande difficile à contenter pour certains rappeurs, dont les aptitudes de musiciens laissent à désirer. Un fait assez explicite de la dénaturation de la création chez certains artistes au profit… du profit. Car l’industrie du rap pèse toujours plus chaque année – ce qui n’est pas un scoop – son ouverture au grand public ayant provoqué son uniformisation pour des raisons radiophoniques.
Il n’est en effet pas compliqué de remarquer que de grandes tendances se dégagent depuis quelques années, les sonorités rythmées telles que la dance, la trap ou l’électro ayant une cotte de popularité particulièrement haute. Celles-ci manquent d’autant plus d’originalité car d’une part, tel qu’on le disait un peu plus haut, les créations des top liners sont souvent exploitées par plusieurs artistes différents à la similarité éloquente ; et d’autre part, car les impératifs de cette production industrielle ne laissent que peu de temps pour réaliser un travail soigné. Mailler ou créer, il faut choisir.
Les rappeurs s’échinent sur la question
S’il apparaît évident que les top liners et autres ghost writers ont une importance capitale dans l’hyperactivité de certains artistes, ce rôle est souvent rendu obscure par le manque de reconnaissance de ceux pour qui ils travaillent et du grand public. Il peut en effet être tabou, dans ce milieu rempli d’ego, de déléguer ne serait-ce qu’une part de la paternité d’une oeuvre.
Pourtant, depuis peu, certains top liners et ghost writers se mettent à revendiquer leur part dans le processus de création artistique, ce qui n’est pas au goût de certains MCs. Booba y est allé de sa punchline, invitant ceux-ci à « redescendre sur terre » et à ne pas confondre « celui qui fait la farine et le boulanger ».
Hayce Lemsi est lui aussi monté au créneau, rétorquant aux récalcitrants qu’ils ne seraient « jamais des stars », dans la mesure où être un artiste nécessite d’assumer une exposition à laquelle ceux-ci ne seraient pas préparés, minimisant par la même occasion l’importance de leur travail (même s’il leur reconnaît du talent).
A l’inverse, Deen Burbigo est venu défendre ceux qu’il considère comme des artistes à part entière. Non sans lancer des pics à l’encontre des grands consommateurs de top lines, il a soulevé la question de la peur d’être concurrencé par ceux qui se rendent toujours plus indispensables.
Alors véritables artistes ? Collaborateurs profitant du succès d’une industrie florissante ? Pièces maîtresses de cette réussite ? Le débat est ouvert. Il peut arriver que ces travailleurs de l’ombre parviennent à se faufiler sur le devant de la scène: l’exemple le plus parfait étant le producteur, top liner et ghost writer Pharell Williams, devenue une star de la pop après une longue période passée dans les coulisses. Si l’on entend les arguments des détracteurs, laissant comprendre qu’être un artiste n’est pas uniquement une question d’écriture et de composition, mais également d’image et d’exposition, être aussi exclusif et protectionniste sur le sujet est quand même signe de la persistance de certains problèmes d’égo. Et peut-être, comme l’a dit Papy, de la crainte de se voir supplanter par les architectes de leur création…