Zizanie dans la zone euro ! Depuis la déclaration explosive de la Cour de Karlsruhe (Cour constitutionnelle allemande) sommant la BCE de reconsidérer les mesures de soutien financier prévues pour faire face aux retombées économiques du Covid-19, rien ne va plus. Depuis le 5 mai, date de ladite déclaration, les tensions ne cessent de s’exacerber entre les institutions européennes et l’Allemagne. Nombreuses sont les causes de cet affrontement, à l’inverse des solutions, qui, elles, risquent de se restreindre au nombre de deux : la fin de l’euro, ou une Europe résolument allemande. À moins que…
Action, réaction !
Vous l’aurez peut-être remarqué, le confinement d’une large partie du globe dû à la pandémie de coronavirus, a mis une large partie de l’économie à l’arrêt, bien que, pour certains secteurs d’activité (restauration, discothèque, culture, etc.), l’utilisation du présent serait plus adéquate. Les mesures de soutien, passées et à venir, mises en place par les États européens, coûtent chères, très chères, du moins pour les pays les plus durement touchés. L’heure est au « quoiqu’il en coûte », la dette des pays comme la France ou l’Italie risque de se creuser considérablement, et l’Allemagne tire un peu la grimace, en particulier quand elle s’aperçoit que la BCE compte enfiler le costume du chevalier blanc, prête à venir à la rescousse d’États résolument trop dépensiers.
Aux grands maux les grands remèdes, le 18 mars, la BCE a décidé de mettre 750 milliards d’euros sur la table afin de racheter massivement des titres de dettes souveraines à bas taux d’intérêt dans le cadre du plan PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme ou programme temporaire d’achats d’urgence face à la pandémie). Quelques jours plus tard, le 25 mars précisément, petite bombe, l’institution laisse entendre qu’elle s’autorise à racheter davantage que 33 % de la dette d’un pays, ce qui était impossible jusqu’alors. La démarche est salvatrice pour les États dits du Sud qui, sans ce coup de pouce, auraient été obligés d’emprunter à des taux bien supérieurs au regard de leur plus faible solvabilité.
Un arrêt retentissant
À l’inverse des cigales, l’Allemagne s’inscrit davantage dans le rôle de la fourmi. L’État allemand arrive, en effet, à conserver une dette publique d’environ 60 % de son PIB, de la même manière que ses habitants épargnent beaucoup, notamment pour leur retraite et sont, de fait, plus hostiles à des taux d’intérêt globalement bas (et cela depuis au moins 2012) imposés par la politique monétaire de la BCE. Accusant l’institution de sortir de ses prérogatives, laquelle a pour seul mandat la stabilité des prix, voire même, de violer les traités européens en vigueur, la Cour constitutionnelle allemande se porte en défenseur des intérêts de ses citoyens. Le 5 mai donc, dans un texte qui a beaucoup fait parler de lui, les magistrats de Karlsruhe ont donné trois mois à l’institution européenne pour revenir sur les mesures de sauvetage qu’elle envisage de mettre en place.
S’ensuit un bras de fer, mêlant rappel à l’ordre de la Cour de justice de l’Union européenne et menace de sanctions, notamment financières, de la part de la Commission européenne. Le conflit qui oppose la première puissance économique de l’Union européenne et les institutions de cette dernière, met en lumière les failles structurelles nées de l’incapacité continue des bâtisseurs de la superstructure à choisir entre une Europe fédérale ou unioniste. Les fissures qui en résultent menacent aujourd’hui de faire écrouler ce qui s’apparente de plus en plus à un château de cartes. Pourquoi ? La réponse est double.
Des dissensions sur fond de politique monétaire
La première dimension de ce contentieux est financière. Plus encore, il concerne le fonctionnement même de la zone euro. Faisons quelques pas en arrière. En 2015, afin d’apporter une réponse au problème des dettes publiques dans la zone euro qui, on le rappelle, sont censées respecter les critères de Maastricht (dette publique à 60 % du PIB et 3 % de déficit public), Mario Draghi, alors président de la BCE, met au centre de sa politique le principe d’assouplissement quantitatif ou quantitative easing (QE) dans le cadre du plan PSPP (Public Securities Purchasing Programme). Ce principe consiste à racheter massivement des titres de dettes à bas taux d’intérêt, en créant de la monnaie. On appelle aussi cela la monétisation des dettes. Quelques contraintes doivent être respectées néanmoins. La banque centrale ne peut pas racheter plus de 25 à 33 % de la dette d’un État. Elle ne peut pas détenir 33 % de la dette d’un pays (dans le cas de la France par exemple, 6 % de la dette est détenue par la BCE et 26 % par la Banque de France, qui est aussi une banque centrale). Enfin, il faut aussi respecter le principe de proportionnalité qui veut que la part de dette d’un pays rachetée par la BCE doive être plus ou moins proportionnelle au capital que détient cet État dans le capital de l’institution. La Cour de Karlsruhe avait déjà grincé des dents en 2017.
Le programme temporaire d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) s’inscrit dans la même logique, mais va beaucoup plus loin. Le point qui cristallise le plus les tensions est sans nul doute la mise à bas de la limite des 33 %, qui rend par ailleurs caduque, du moins dans certains cas, la règle de la proportionnalité. Le taux des 40 % devrait déjà être atteint pour la France et l’Italie d’ici à l’automne 2020. Cette fois, néanmoins, c’en est trop. La Cour constitutionnelle juge que la BCE viole les traités en sortant de son unique zone de juridiction : la stabilité des prix. Derrière cette attaque qui touche directement à l’indépendance de l’institution, pourtant souvent défendue par les allemands eux-mêmes, se cache un message clair : nous ne voulons plus payer pour les autres pays trop dépensiers. Sous ses airs de vindicte passagère, l’arrêt de la Cour de Karlsruhe est un véritable ultimatum posé à la zone euro. La BCE doit renoncer à la politique tous azimuts de monétisation des dettes souveraines. Sinon, l’Allemagne pourrait bien quitter la zone euro. En revanche, dans un tel contexte, il est absolument impossible que des pays comme la France ou l’Italie puissent accepter la fin de ce système. Impasse. À défaut de quitter l’euro, l’Allemagne semble vouloir faire de cette monnaie la sienne, en imposant ses propres règles de fonctionnement, au grand dam des pays du Sud.
Qui a la légitimité démocratique ?
Ce conflit entre les institutions européennes et la Cour constitutionnelle allemande soulève une seconde question, politique cette fois, démocratique même. La Commission européenne ainsi que la Cour de justice de l’Union Européenne n’ont pas manqué de rappeler à l’ordre les magistrats de Karlsruhe en indiquant que non seulement, la BCE est un organe indépendant, mais aussi, que les décisions supranationales prévalent sur les législations nationales. Il semble toutefois important de rappeler que la Cour constitutionnelle allemande a prononcé des doléances en accord avec les intérêts de ses citoyens, d’autant plus qu’elle dispose d’une légitimité démocratique. Les magistrats de Karlsruhe ne parlent qu’au nom de l’Allemagne, et non pour les autres pays membres. Même si bien sûr, l’influence du pays germanophone laisse peu de doute sur leur motivation à faire plier l’institution, ce qui aurait un impact, de fait, sur l’ensemble des pays de la zone euro.
« Ce que révèle cette crise en définitive, c’est que n’ayant jamais véritablement tranché entre « l’Europe fédérale » et « l’Europe des nations », la construction européenne – l’euro en tête – s’est mise dans une impasse »
François Boulo, avocat et figure du mouvement des « gilets jaunes »
La situation est révélatrice d’un système qui n’a pas réussi à se constituer en ensemble politique. Les remous que connait en ce moment l’Europe mettent en exergue les intérêts divergents des nations qui, dans un tel contexte, entendent bien faire respecter le principe de souveraineté nationale. L’avocat François Boulo, figure du mouvement des « gilets jaunes » s’est exprimé dans Marianne sur cette question : « Ce que révèle cette crise en définitive, c’est que n’ayant jamais véritablement tranché entre « l’Europe fédérale » et « l’Europe des nations », la construction européenne – l’euro en tête – s’est mise dans une impasse. Les contradictions d’intérêts entre les différents Etats membres deviennent chaque jour plus intenables. Dans ce contexte, la première puissance économique de l’union Européenne qu’est l’Allemagne semble plus que jamais décidée à défendre prioritairement les intérêts de son peuple ». Car en effet, la différence entre la Cour constitutionnelle allemande et une institution comme la BCE tient dans le fait que la première a une légitimité démocratique, tandis que la seconde n’en a aucune. Si de tels organismes (BCE, Commission européenne et Cour de justice de l’Union européenne) peuvent imposer sans détour leur volonté sur des cours démocratiquement élues, peut-on réellement parler de démocratie ?
Tempête sous un crâne
L’Allemagne pourrait décider de quitter l’euro car en désaccord total avec le programme PEPP tout en faisant valoir le respect de ses principes démocratiques. Elle pourrait aussi réussir à faire plier les institutions européennes, et par la même occasion donner à la zone euro une teinte plus allemande que jamais. Une troisième voie, bien plus pragmatique, se dessine depuis quelques jours.
Le 13 mai, afin d’apaiser les tensions, Angela Merkel a pris la parole en évoquant sa volonté de créer un fonds de relance. Elle a notamment affirmé : « Cela va nous inciter à faire davantage en matière de politique économique, afin de faire progresser l’intégration », avant de poursuivre en disant « Il s’agit à présent » [ndlr : après l’arrêt de la Cour] « d’agir en responsabilité et de manière intelligente pour que l’euro puisse subsister ». Car « il va subsister », a-t-elle promis. Consciente du besoin profond d’une dose d’union politique pour panser les fissures de la zone euro, et a fortiori, de l’Union européenne, elle s’est même fendue d’un petit mot en clin d’œil à l’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors : « Nous ne devons pas oublier ce que Jacques Delors disait avant l’introduction de l’euro : il faut une union politique, une union monétaire ne suffira pas ».
Chose promise, chose due. Les discussions entre Paris et Berlin ont fini par aboutir, le lundi 18 mai dans la soirée, à une déclaration commune aux allures d’évènement historique. Les deux chefs d’État ont souligné leur volonté de renforcer la coopération européenne dans le domaine sanitaire, ainsi que de conférer à l’Union européenne une véritable « souveraineté économique et industrielle ». La grande annonce concerne, elle, la mise en place d’un fonds de relance européen de 500 milliards d’euros. Cette décision, née d’un compromis entre les revendications des deux partis, consacre l’idée d’une solidarité européenne face à la crise. Il y a là une volonté claire de renforcer l’intégration européenne, et de faire un premier pas vers une Europe politique. L’entente franco-allemande en a contenté certains, à l’instar du président du Conseil italien, Giuseppe Conte, qui a salué « un premier pas important dans la direction souhaitée par l’Italie », mais en a chiffonné d’autres. Le chancelier autrichien, Sebastian Kurz, a ainsi rappelé l’hostilité des pays dits frugaux (Pays-Bas, Suède, Danemark) à l’égard de toute mutualisation des dettes.