Du courage et de la patience, beaucoup de patience… Voici le conseil le plus avisé que l’on pourrait donner à une personne qui, un beau matin de printemps, se déciderait à se lancer dans une campagne pour les élections municipales d’une ville de banlieue. « Banlieue », comprendre ici : territoire particulièrement touché par la pauvreté, qui, en termes administratifs, se traduit par les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), ou anciennement ZUS (Zone Urbaine Sensible). Car comprenez, les jeunes gens de Neuilly-sur-Seine sont rarement définis dans les médias et dans le langage courant comme « des jeunes de banlieues ».
Si seulement le gouffre entre ces deux mondes se limitait aux représentations que la population a choisi de leur assigner (ce qui serait tout de même insatisfaisant), mais « spoil », ce n’est pas le cas. Un chiffre, quelque peu anecdotique mais non moins révélateur, nous éclaire sur les inégalités d’accès aux services publics entre ces territoires. La ville de Saint-Denis dispose de cinq fois moins de bureaux de Poste que la ville de Neuilly-sur-Seine, moins peuplée de 51 000 habitants (1). Un non-sens administratif mettant en exergue le manque de volonté et a fortiori, l’inefficacité de l’action publique dans ces territoires en difficultés.
Des cris d’alarme à en perdre sa voix
On va revenir sur nos déclarations donc. De la patience, il en faut assurément. Mais pour les agents de terrain (élus locaux, associations, professeurs, services de police), cela ne suffit plus. La démission de Stéphane Gatignon, maire de Sevran, le 27 mars 2018, marque ainsi le point d’orgue d’un ras le bol généralisé des acteurs publics et des élus locaux face à une administration centrale qui a fait de la sourde oreille, son sport national. Son départ, très médiatisé, a été l’occasion de revenir sur son sentiment de lassitude vis-à-vis d’un pouvoir politique qui, selon lui, ne s’inscrit pas dans une vision à long terme, et souffre d’un déficit d’écoute majeur. Étonnant pourtant, d’entendre un tel discours quand on sait que le 16 octobre 2017, soit quelques mois plus tôt, plusieurs maires en charge de quartiers prioritaires, ainsi que de nombreuses associations, tiraient déjà la sonnette d’alarme dans un document nommé « L’appel de Grigny ». 7 septembre 2019, les maires de Saint-Denis, Stains, Aubervilliers, Bondy ainsi que de L’Île-Saint-Denis, demandent une indemnisation à l’État pour réparer ses manquements et ses insuffisances, qu’il s’agisse de services publics ou de dotation financière. Manifestement, le message n’a toujours pas dû passer.
Pourtant les chiffres sont là. 40 % (1) des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre une moyenne nationale de 16 %. Ils sont également touchés par un taux de chômage de 25% (1), soit quinze points de plus que la moyenne nationale, un chiffre qui s’élève à près de 50% (INSEE) si l’on se concentre sur les 18-25 ans. Ces statistiques s’interprètent à travers le prisme des multiples failles des services publics dans ces territoires : santé, éducation, logement, sécurité, aucun secteur n’est « mis à l’écart ». Il serait faux de dire que l’État abandonne ces villes et ces quartiers. En réalité, des moyens financiers conséquents ont été mis sur la table. De même que l’on ne compte plus les annonces de « grand plan » ou autres « plans d’urgence » (ZEP (1981), ZUS (1996), remplacé par les QPV en 2015, REP (1997), RAR (2016), REP+ (2016), RRS (2016)), qui n’ont pourtant pas réussi à apporter de solution viable. Paradoxal.
Pente glissante
Le manque de prise en considération des spécificités de ces zones, ainsi que l’incapacité, ou le manque de volonté, à apporter une réponse à long terme qui soit adaptée, constituent des éléments de réponse quant à ce paradoxe. Le détricotage des services publics comme tendance globale d’une politique socio-économique en proie au néo-libéralisme, n’a également pas été sans conséquence pour ces territoires vulnérables, se traduisant par des files d’attente plus longues au Pôle emploi et aux urgences, des enseignants non remplacés, des délais de justice à la limite de l’absurde (12 mois en moyenne en Seine-Saint-Denis contre 2 mois pour la moyenne nationale) (2), ainsi que des forces de police en effectif réduit. Jean-Louis Borloo, dans son plan d’actions pour les quartiers prioritaires présenté au Premier Ministre le 26 avril 2018, rappelle : « Les correctifs mis en place il y a plus de 10 ans, se sont étiolés et estompés : la rénovation urbaine s’est totalement arrêtée depuis 4 ans, le programme de réussite éducative baisse, les zones franches urbaines ont été vidées de leur substance, le fonds de cohésion sociale a quasiment disparu, le soutien à l’apprentissage et le plan de services à la personne ont été très réduits ». Pauvreté, précarité, mal-logement, recul des services publics, santé difficile d’accès, éducation en crise, criminalité… Oui, « la banlieue porte un gilet jaune depuis vingt ans, tout l’monde s’en bat les couilles », pour reprendre les mots de Kery James et d’Orelsan, dans leur titre « A qui la faute ? ».
La Seine-Saint-Denis : un département symptomatique des failles des pouvoirs publics face aux quartiers prioritaires
Le 31 mai 2018 a été l’occasion, pour l’Assemblée Nationale, de se pencher sur la question. Les députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM) ont, à cette date, livré les conclusions de leur rapport visant à mettre en perspective les difficultés de la Seine-Saint-Denis et l’action des pouvoirs publics dans ce territoire. Très vite, le « 93 » apparaît comme un département pour le moins paradoxal. D’une part, il bénéficie d’un dynamisme démographique remarquable (+9,7% de croissance entre 2005 et 2015, contre +3,7% en moyenne en France), et d’une population jeune (43,4% ont moins de 32 ans). Certaines grandes entreprises, à l’instar d’UBISOFT, SNCF ou encore DARTY se sont implantées sur le territoire, notamment en raison de sa position géographique avantageuse. La Seine-Saint-Denis compte ainsi parmi les départements les plus prolifiques de France avec un chiffre d’affaire des entreprises s’élevant à 162 milliards d’euros. Pour pallier les diverses difficultés que rencontre le département, l’État a fait de la Seine-Saint-Denis un véritable laboratoire des politiques prioritaires, que ce soit dans l’éducation (Zone d’Education Prioritaire, Réseaux Ambition Réussite par exemple), l’emploi (zones franches), ou la sécurité (police de proximité, puis, police d’agglomération depuis 2009).
Le revers de la médaille
Cette vitrine flamboyante, teintée de sièges sociaux de grandes entreprises et de plans d’éducation de grande ampleur cache néanmoins, une réalité moins reluisante. Le « 9-3 » reste un territoire marqué par le chômage de masse (11,4%), la pauvreté (environ 30% de la population vit sous le seuil de pauvreté), l’échec scolaire (21,9% des 15-24 ans sont sans emploi, sans formation, sans études, selon le Ministère du Travail) et la criminalité (taux de criminalité pour 1000 habitants le plus élevé de France métropolitaine), faisant de lui, le département avec le plus faible niveau de vie de France métropolitaine.
Le rapport parlementaire pointe du doigt un décalage entre les engagements de l’État et les résultats. Ainsi, les sièges sociaux ne recrutent pas ou peu sur le territoire, au bénéfice d’employés provenant de Paris. Quand en 2018, SFR, pourtant géant de la télécommunication, décide de retirer son siège de la Seine-Saint-Denis, les élus locaux peinent à démontrer les réels bénéfices d’une telle implantation pour les habitants. Les politiques prioritaires ont, elles, engendré un accroissement significatif des stratégies d’évitement de la carte scolaire. En d’autres termes, à partir du moment où un collège ou un lycée est classé ZEP, certains parents usent de stratagèmes pour modifier l’affectation de leur enfant. De fait, ces politiques volontaristes entraînent des phénomènes de stigmatisation, marquant au fer rouge un établissement, du label « fréquentable », ou non. Résultat : la plupart des collèges et lycées classés ZEP ont pâti d’une baisse du niveau scolaire global. Enfin, la modification permanente des modalités de système de sécurité (police de proximité, puis d’agglomération etc.), ont contribué à une rupture progressive mais radicale du dialogue entre habitants et forces de l’ordre.
« Ne laissons pas le découragement nous gagner »
Procureure de Bobigny
Alors que la situation stagne, l’administration centrale donne le sentiment de gérer le discours et l’image. Tous les agents de terrain sont d’accord pour pointer du doigt l’incapacité de la puissance publique à saisir la spécificité de ce territoire. Les magistrats du tribunal de grande instance de Bobigny peinent également à se faire entendre. Dans son discours prononcé lors de l’audience solennelle de rentrée du tribunal de grande instance, la procureure de Bobigny a déclaré : « c’est quand même assez incroyable. Ce département est le département le plus en difficulté du territoire national (excepté certains DOM). C’est de notoriété publique ! Personne n’ignore que tous les indicateurs sont dans le rouge et cela suscite une certaine compassion pour ses acteurs (…). Est-ce mission impossible de prendre des mesures exceptionnelles pour un département exceptionnel ? Bon sang ! Avouez que ceci est rageant quand même ! Ne laissons pas le découragement nous gagner ! ». De toute évidence, l’action publique doit s’interroger sur les moyens mis en œuvre mais surtout sur leur nature, leur mode d’action et leur finalité.
Des perspectives d’avenir
Malgré des difficultés évidentes, les « banlieues » bénéficient de ressources d’une grande richesse. Parmi elles, un tissu associatif solide, présent sur le terrain depuis longtemps, conscient des difficultés et des spécificités de ces territoires. Leur action permet de pallier en partie les manquements de l’État. Autre point fort : la jeunesse qui contribue, à travers un bouillonnement d’initiatives culturelles, artistiques, mais aussi économiques, à exploiter le potentiel de ces territoires. En Seine-Saint-Denis par exemple, des friches industrielles ont été réinvesties et transformées pour en faire des lieux de vivre-ensemble, à l’image de la Cité fertile ouverte à l’occasion de l’été 2018 à Pantin. Non seulement ce type d’évènement participe à la vie économique et citoyenne du département, mais il permet aussi de créer des mouvements de population, majoritairement jeune, des zones plus cossues de Paris et agglomération vers la Seine-Saint-Denis. Cela permet par la même occasion de briser progressivement la frontière psychologique entre quartiers riches et pauvres.
Jean-Louis Borloo, auteur d’un rapport sur ces quartiers prioritaires insiste sur ces atouts qui, selon lui, doivent devenir la base solide d’un projet ambitieux de développement à long terme : « Nos quartiers populaires sont bouillonnants d’initiatives, ils ont un taux de création d’entreprises très supérieur à la moyenne nationale, notamment dans l’industrie de la culture et le numérique. Les quartiers comme les territoires ruraux et hyper ruraux sont des territoires fragiles qui, à bien des égards, se ressemblent. Ce sont aussi des territoires incompris qui pourtant recèlent des leviers de l’économie de demain. Campagnes et quartiers sont particulièrement innovants, en avance sur bien des points, notamment les solidarités humaines, l’audace et la créativité. Pourtant ils se retrouvent dans le sentiment d’être abandonnés par la République. Nous avons des territoires où la rancœur monte mais où les causes de la déshérence ne sont pas traitées réellement. ».