Le samedi 16 novembre se déroulait l’acte 53 des mobilisations des « gilets jaunes ». A cette occasion, des milliers de manifestants, répartis dans toute la France, ont célébré le premier anniversaire du mouvement qui fit trembler la France d’en haut, et réveiller les consciences sur les fractures profondes de notre société. Malgré des chiffres nettement en baisse par rapport aux premières semaines de contestation, l’esprit « gilet jaune » plane toujours, tel un spectre, sur l’Hexagone. Entre institutionnalisation impossible et réappropriation du politique par les oubliés de la République, l’heure est aux interrogations : Quel futur pour les « gilets jaunes » ?

Un OVNI du mouvement social

Traditionnellement, un mouvement social s’organise autour d’un ensemble de règles, de structures, tels que les syndicats, qui portent la voix de la contestation dans les médias et dans les sphères décisionnelles. Or, là où le mouvement des « gilets jaunes » a quelque chose d’inédit, c’est qu’il s’est totalement affranchi de ces intermédiaires pour mener ses revendications. Des revendications, qui, par ailleurs, ont longtemps été mal comprises par une partie de la population française. Ces caractéristiques trouvent des explications d’une part, dans une crise de la confiance envers les corps intermédiaires (partis, syndicats), et d’autre part, dans la diversité des profils sociologiques et politiques des personnes mobilisées, la plupart se revendiquant d’ailleurs comme apolitique.

Cette pluralité des opinions exprimées et le refus catégorique de toute forme d’institutionnalisation ont vite été vues comme des motifs de divergences, pire, de division. Nombreux ont alors été, les journalistes, éditorialistes ou analystes, à condamner aussitôt ce mouvement sur sa capacité à durer. Pourtant, nous voilà un an plus tard, avec l’acte 53 qui marque le premier anniversaire du mouvement. Plus étonnant encore, il semble que la longévité de la contestation trouve ses racines dans, ceux qui pour beaucoup, allait causer sa perte.

Le rond-point, carrefour du dialogue

Si les images des manifestations de Paris restent encore dans toutes les mémoires, il ne faut pas oublier que le mouvement des « gilets jaunes » s’est avant tout constitué autour de milliers de ronds points de petites communes. Au delà d’une contestation sociale qui s’est traduite parfois dans la violence, cette année a été l’occasion pour beaucoup de se rencontrer, de parler, de débattre, au détour d’un café ou d’un barbecue chaleureux et convivial perché sur un rond-point. Cette infrastructure circulaire, que l’on retrouve à près de 65 000 exemplaires dans toute la France, s’est muée en véritable agora citoyenne. Sans même s’en apercevoir, des gens qui ne votaient plus depuis belle lurette, qui ne voyaient dans la politique qu’un tissu de mensonge et d’intérêts personnels entremêlés, se sont réappropriés le politique.

Vincente, un enseignant-chercheur de 62 ans, présent à la manifestation du 16 novembre 2019 à Paris, confie à un journaliste de Mediapart : « Très vite, j’ai offert mon premier gilet jaune à un monarchiste. C’est beau de se confronter avec des gens qui ne sont pas de sa classe, ni de ses opinions. On parle à tout le monde, c’est assez poétique. » Ce témoignage démontre qu’au delà des idées très différentes qui circulent dans le mouvement, un dialogue a été renouvelé. A l’occasion de l’émission présentée par Clément Viktorovitch, Viens voir les docteurs, Karine Clément, sociologue ayant passé près d’un an à observer un seul et unique rond-point, déclare : « On met des gens à tendance raciste avec des gens antiracistes, et ils discutent ! Je trouve ça formidable […] et beaucoup changent, évoluent ».

Bouleversement des cadres traditionnels

Les « gilets jaunes » ne s’intègrent donc pas dans une logique de conquête du pouvoir, ou du moins, pas tout de suite, car cela impliquerait de troquer une forme horizontale, aux fondements même du mouvement, contre une forme verticale. Cela induirait que certains sont plus dignes que d’autres à porter une parole, qui par nature ne peut s’élever à l’unisson. Les « gilets jaunes » ont réussi à créer un espace politique parallèle qui ne répond pas aux même règles que le système politique traditionnel, et qui pourtant se rapproche bien plus de l’essence du terme « politique ». Sur ces ronds-points, pendant un an, les gens se sont rencontrés et ont recrée du lien social, en le basant non pas sur des rapports de domination, mais sur les notions de partage, de solidarité et d’entraide.

Cette effervescence a pu se développer notamment grâce à une échelle repensée pour faire de la politique. Dans un pays comme la France, où le pouvoir est personnifié par une personne, le Président de la République, tout en haut de la pyramide, qui décide des grands axes d’une politique nationale ; quoi de mieux pour s’opposer que de réinvestir le local, le communal ? Une échelle proche des gens, qui permet l’émergence d’une forme d’auto-gestion grâce à un modèle organisationnel autonome. Sous certaines petites cabanes aménagées sur des ronds-points, des assemblées générales hebdomadaires, où toutes les opinions ont voix au chapitre, ont ainsi été mises en place. Le vote s’y fait à main levée pour prendre des décisions sur les règles à respecter sur ce lieu de débat, sur des chartes de vivre-ensemble, voire, sur des pistes pour l’avenir du mouvement.

Le réveil d’un esprit démocratique

Nous revoilà à notre question initiale : Après les « gilets jaunes » ? Le mouvement a réveillé un esprit et un espoir. Celui d’une démocratie plus directe, plus proche des gens et de leurs préoccupations quotidiennes. Une démocratie où chacun peut prendre la parole et donné lieu à un débat. Ce qu’il restera après les « gilets jaunes », ce ne sont pas quelques mesurettes, à peine visibles à la fin du mois en raison de la hausse du prix de la vie. C’est plutôt d’avoir redonné le goût du politique aux laissés-pour-compte tout en les gardant éloignés de la politique.

De plus, on peut déjà observer les fruits de ce renouveau. Des collectifs de « gilets jaunes » ont notamment mis en place des Assemblées des assemblées (ADA), dont la quatrième et dernière édition en date s’est déroulée le 1, 2, et 3 novembre à Montpellier. Au menu : débats, concertations par petits groupes sur des thèmes définis, et le meilleur… Des bons repas conviviaux.

Une partie des « gilets jaunes » ont également annoncé participer aux grèves et aux manifestations qui se tiendront à partir du 5 décembre. Les motifs de ces mobilisations sont multiples mais rentrent en résonance avec les revendications des « gilets jaunes » : projet de réforme des retraites, précarité, casse des services publics, urgence des hôpitaux etc… Bref, il n’est pas venu le temps où nous parlerons des « gilets jaunes » au temps du passé.