Je suis arrivé là un peu par hasard. Pas vraiment, à vrai dire. Mais c’est plus facile à croire que ce qu’il s’est réellement passé. Oh il y a sûrement eu du hasard. Il y en a un peu dans toutes les histoires.

Et « là », je ne sais pas vraiment ce que ça signifie non plus. Ça grouille de lumières et d’ombres qui fuient. Les moteurs, comme un essaim vrombissant tout autour, et ces étranges cathédrales illuminées plantées vers le ciel. Crevant le ciel.

Il y a des passages manquants dans mon histoire. Difficile d’y faire grand-chose.

Tout débute dans les rues de ma ville banale. Je dis « banale », car je découvre ici une ville qui flambe comme un incendie. Qui gronde et qui vibre en permanence. Ma ville à moi ne flambe pas. Des immeubles ternes se dressent en stèles tristes entre de grandes allées grises. Les passants courbent l’échine, trainent, nonchalants, errent, vraiment. Ma ville à moi ne flambe pas. Alors, dans les rues, je sors, j’erre, moi aussi, je suis les étrangers. J’en trouve un, qui traine mollement vers le port. A une intersection, je me laisse remorquer par une silhouette en pardessus morne. Ici, un cycliste trop pressé me distance, là un groupe d’étudiants rieurs m’abandonne pour la chaleur jaune d’un pub trop propre.

Je vis un peu, par procuration, dans l’air qui s’efface après eux.

Mais ce jour-là, je ne sais pas vraiment ce qui m’a pris. J’ai embarqué avec l’un d’eux, comme d’habitude, mais sans pouvoir m’en défaire. Comme si on avait retiré toutes les gares sur la ligne et que j’étais bloqué dans ce train inconnu jusqu’au terminus. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais m’en défaire. Terminus « on ne sait-où ». Je ne pouvais que le suivre. Dès l’instant où j’ai pris sa trace, c’est comme si je marchais dans ses bottes. Mes pas se plantaient dans les siens. Mon ombre, dans la sienne. Ce n’était pourtant qu’une autre veste grise qui passait par là.

Et au détour d’une rue. Disparu. Complètement.

Une main qui me saisit le col. Me jette au fond d’une allée.

— On ne suit pas les étrangers comme ça enfin. Ça ne se fait pas.

Une voix grave, forte, trop forte. Comme si elle grondait depuis l’intérieur de ma poitrine.

J’ai voulu pleurer « pardon », mais, terrorisé, rien n’est sorti. Je gardai les yeux fermés. A peu près certain d’être confronté à un pervers ou un psychopathe. Ça devait bien finir par m’arriver de toute façon. Je l’avais bien cherché.

— Qu’est-ce que tu cherches ? il a grondé.

— Pardon !

— Qu’est-ce que tu cherches ?

Et cette voix. Comme si la terre grondait tout autour. Une voix sans égal. D’un autre monde.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je… Je sais pas…

Je crois que je tremblais si fort que le claquement de mes dents couvrait mes gémissements terrorisés.

— Regarde-moi.

Il avait des yeux immenses. Indescriptibles. Enfin si. Mais je ne sais pas si ça aide. Des yeux grands comme le monde. Et verts. Brûlants. Comme des émeraudes incandescentes.

— Qu’est-ce que tu cherches ?

—- Je sais pas ! Pardon ! Laissez-moi partir !

— C’est bien ce que je pensais. Viens.

Le vert. Partout. Comme un feu de joie titanesque. Puis plus rien. Le noir.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Mais je sais que ça a duré longtemps, et qu’il n’y avait rien. Pas comme si j’avais dormi. Je me rappelle très distinctement qu’il n’y avait rien. Mais je ne m’en rappelle pas.

Et soudain, il était là. Et moi aussi. Lui, avec ses grandes lanternes vertes creusées dans la face qui jetaient leurs faisceaux clairs dans le soir tombant. Et moi, le cul posé là, à l’entrée d’une tente, une assiette entre les mains, le visage emporté jusqu’à l’horizon par de longues bourrasques glacées. Et tout autour, les dunes infinies que le jour épuisé rougissait à peine.

— Ah, tu es là, il a dit comme si je venais d’arriver.

— Oui, j’ai dit.

Surpris de mon propre calme.

— Pose tes questions.

— Comment ? Comment je suis arrivé là ? Et c’est où « là » ?

Il n’a rien dit, il a souri, et il s’est allongé sur le sable.

Ça n’avait pas d’importance.

Il y avait la nuit, pâle, encore, qui scintillait déjà. Les dunes, immenses et claires, caressées par ce vent qu’on sentait souffler avec ferveur depuis l’autre bout du monde. Quelques lambeaux de nuages trainaient, désinvoltes, leurs grandes ombres rosies à travers le ciel. La douceur du sable encore tiède du souvenir du jour brûlant. Et le silence.

Le silence.

Et désormais me voici ici. Dans cette ville qui gronde et qui flambe. Avec ces cathédrales d’un autre genre et ces ombres qui passent, frénétiques.

« Qu’est-ce que tu cherches ? »

Je crois que je ne cherche plus.