En vous demandant : « connaissez-vous Karl Marx ou Friedrich Engels ? », votre réponse serait sûrement affirmative, vu que ce sont les deux plus grands théoriciens du communisme au XIXe siècle et de fervents défenseurs de la classe ouvrière. Cependant, pouvez-vous acquiescer de pareille façon si le nom de Pierre-Joseph Proudhon est évoqué ? Votre négation n’est pas surprenante. Pourtant, un vrai questionnement s’impose : pourquoi Proudhon n’est-il pas autant reconnu que ces deux contemporains cités ci-dessus ? Pourquoi n’est-il pas autant réédité, comme le sont Victor Hugo, Alexis de Tocqueville ou encore Jules Michelet, alors qu’il a vécu à la même époque ? Un mystère auquel ce présent article tente de répondre.
Très populaire au XIXe siècle
La méconnaissance de Proudhon s’avère plus tangible aujourd’hui qu’au XIXe siècle. En effet, à son époque, Proudhon (1809-1865) est très populaire, notamment auprès de la classe ouvrière. Admiré par l’écrivain Sainte-Beuve, qui le considère comme le plus grand prosateur de son temps, Proudhon, contrairement à Engels et Marx, provient d’une famille pauvre, expliquant sa légitimité à parler au nom de ces gens-là. Son ouvrage Qu’est-ce que la propriété (1840) et son journal Le Peuple le rendent célèbre. Sa popularité, malgré sa condamnation du capitalisme et sa défense des « misérables », lui permet d’être élu député lors des élections législatives d’avril 1848. Lors de cette même année, il s’indigne de la fermeture, en juin, des ateliers nationaux et de la répression menée par le général Cavaignac qui s’ensuit. Une posture en accord avec ses convictions, mais qui lui vaut des caricatures de la part des journaux satiriques, opposés fermement au socialisme.
Sa critique envers la propriété, considérée comme un droit inviolable — inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 — est tout à fait originale pour l’époque. La formule la plus célèbre de Proudhon résonne encore : « la propriété, c’est le vol ». Selon lui, elle est l’institution de l’injustice. Elle dépouille les travailleurs et les empêche de vivre décemment.
Sa popularité au XIXe siècle se mesure également dans les années qui suivent sa mort. Lors de la Commune, qui eut lieu de mars 1871 à mai 1871, de nombreux socialistes furent inspirés par la pensée proudhonienne. Lors du centenaire de sa naissance, en 1909, le Président de la République, Armand Fallières se rend à Besançon (la ville où il est né) pour l’inauguration d’une statue à l’effigie de Proudhon, le célébrant en tant que « père de l’anarchisme ». C’est dire comme il a marqué son siècle et comme sa réputation s’est estompée au fil du temps. Imaginez l’imbroglio si Sarkozy en 2009 avait célébré le bicentenaire de sa mort…
La pensée proudhonienne à rebours des stéréotypes sur l’anarchisme
A priori, le fait que Proudhon soit le père de l’anarchisme peut expliquer une certaine méfiance envers un tel penseur. Cette notion pose problème de nos jours, parce que l’anarchisme comporte une connotation très négative. Chacun l’assimile aux casseurs fréquemment mis en évidence par les médias dans les manifestations, ou bien aux zadistes, qui créent des zones autonomistes. Ils inspirent le chaos, le désordre, l’insurrection. En faisant un bond dans le temps, ces caractéristiques se perçoivent également. Les anarchistes commettent des attentats au cours de la Belle Époque (1871-1914). L’assassinat du Président de la République Sadi Carnot, tué en 1894 à Lyon est un fait bien connu ; ou encore les anarchistes russes de la Narodnaïa Volia qui perpétuent un attentat tuant le Tsar Alexandre II le 13 mars 1881. Albert Camus, dans sa pièce de théâtre Les Justes (1949), dépeint bien la lutte de ces anarchistes russes et leur méthode de fonctionnement.
Cependant, l’anarchisme proudhonien n’a rien à voir avec ce qui a été décrit ci-dessus. Proudhon voit l’anarchisme comme « le plus haut degré de liberté et d’ordre auquel l’humanité puisse parvenir ». Il conçoit son anarchie comme un modèle d’ordre, de justice et de loi. En effet, il divise l’anarchie en deux parties. La première est l’anarchie négative, comparable à l’état de nature, sans civilisation, dans lequel la loi du plus fort règne. La seconde, assez logiquement, est l’anarchie positive. Celle-ci est une construction politique qui se fonde à partir du réel (l’anarchie négative) et permet à l’individu de s’émanciper au sein d’une société basée sur la justice sociale. Il la conçoit comme une recherche constante d’équilibre des forces en présence, sans recourir à la coercition.
Une telle description de l’anarchie est surprenante, déroutante, parce qu’inhabituelle. L’anarchie est rejetée par notre société, car non conforme à nos principes républicains. À l’origine de l’anarchie, Proudhon proposait, en fait, un modèle alternatif à celui existant, qu’il considérait comme capitaliste et exploitant les ouvriers. Son anarchie s’appuie sur le fédéralisme (aussi appelé le mutualisme proudhonien), en constituant des communes auto-administrées par les habitants, et sur une économie dirigée par les travailleurs eux-mêmes, pour ne citer que quelques exemples.
Marx et leurs différends idéologiques
Le poids de la pensée marxiste au XXe siècle et les désaccords de point de vue entre Proudhon et Marx peuvent expliquer l’occultation progressive de la pensée proudhonienne. Malgré les compliments émis par Marx sur son ouvrage Qu’est-ce la propriété, la rupture entre les deux hommes ne tarde pas et intervient en 1846. Marx s’oppose à l’alliance du prolétariat et de la classe moyenne pour renverser le capitalisme et le traite de « petit bourgeois constamment ballotté entre le capital et le travail, entre l’économie politique et le communisme ». Plutôt culotté de sa part, car dans l’histoire, le bourgeois c’est bien Marx, et non Proudhon. D’ailleurs, leur querelle idéologique se traduit de manière évidente au cours de la création de l’Association internationale des travailleurs (plus connue sous le nom de Première internationale), à Londres, le 28 septembre 1864. Proudhon n’est pas présent sur place, mais des proudhoniens défendent ses idées fédéralistes, son opposition à la participation politique des ouvriers et à la grève, et son renversement du capitalisme par l’égalité d’accès au crédit. Face à eux, les communistes de Karl Marx (qui était à Londres ce jour-là), également anticapitalistes, prônent toutefois la destruction de ce modèle par la lutte des classes, aboutissant à la dictature du prolétariat.
L’opposition entre Marx et Proudhon a certainement joué dans la postérité de Proudhon. Chacun sait que le communisme a été une idéologie prédominante du XXe siècle, éclipsant les nombreuses théories sociales (dont celle de Proudhon) qui avaient émergé au siècle précédent. La révolution russe de 1917, puis la création de l’URSS, fondées idéologiquement sur la théorie marxiste, marque la victoire de l’Allemand sur le terrain de la pensée.
Un héritage complexe
Les travaux de Proudhon, du fait de leur importance, se distinguent par leurs contradictions, qui laissent le champ libre à toutes les interprétations. Marie Laurence Netter, dans son article « Proudhon et les droites. De l’Action française à Uriage“, proclame : « le drame, ou la grandeur, de Proudhon, c’est qu’il fut et demeure l’un des seuls, pour ne pas dire l’unique, penseur du devenir social à chercher un point d’équilibre entre des forces antinomiques ». C’est pourquoi des penseurs de droite ont récupéré à leur manière la pensée proudhonienne. Des membres de l’Action française, tels que Louis Dimier (1865-1943), reprennent ses idées contre-révolutionnaires. Proudhon a effectivement émis de grosses critiques envers la Révolution française, son système parlementaire, s’avérant être une autre forme d’oppression et de soumission pour le peuple. Il est aussi critique envers les romantiques comme Rousseau, Lamartine, Georges Sand. Cela plaît dans le milieu de la droite, notamment à Henri Lagrange ou Henri Vaugeois. Le romantisme serait la décadence de la littérature, détruisant les fameuses règles classiques. Il défend la « civilisation traditionnelle française » selon eux. Proudhon se fait aussi remarquer pour ses sorties nationalistes et défend les « valeurs fortes » de la France (il s’oppose à l’unification de l’Italie, qui deviendrait un ennemi de plus). La création du Cercle Proudhon en 1911, composé de nationalistes et monarchistes, montre bien l’attirance que pouvait soulever ses idées à droite. Sous le régime de Vichy, Proudhon est utilisé pour défendre le nationalisme et l’antisémitisme revendiqués par le gouvernement. Ce dernier le reprend aussi dans son éloge de l’homme de terroir, l’homme modeste, pour mieux affirmer son aversion envers les intellectuels. En bref, Proudhon conviendrait à la devise : travail, famille, patrie. Le bémol de cette récupération est surtout la méthode adoptée, équivalente à de la propagande. A chaque fois, les citations sur lesquelles les vichystes s’appuient sont sorties de leur contexte pour justifier le bien fondé de leurs actions, parce qu’elles auraient été approuvées par un grand penseur tel que Proudhon.
Certes, l’instrumentalisation de sa pensée par la droite s’est faite malgré lui. Cependant, de son vivant, Proudhon a tenu des propos peu compatibles avec les normes sociétales actuelles. D’abord envers les femmes. Proudhon était misogyne, virulent envers la gent féminine comme le démontrent les citations suivantes (accrochez-vous mesdames) : « nous ne comprenons pas plus une femme législatrice qu’un homme nourrice” dans Le Peuple (mai 1849) ; ou encore « la femme ne peut être que ménagère ou courtisane”, dans l’Opinion des femmes (1849). Le summum de sa misogynie se retrouve dans son ouvrage publié à titre posthume en 1875, intitulé La Pornocratie ou Les Femmes dans les temps modernes. Le court extrait suivant parle de lui-même : « je crois que, pour la femme, la liberté et le bien-être consistent uniquement dans le mariage, la maternité, les soins domestisques, la fidélité de l’époux, la chasteté et la retraite”. En plus d’avoir une répulsion envers les femmes, son amour pour les Juifs était loin d’être plus prononcé. Pour Proudhon, les Juifs représentent le capitalisme qu’il faut abattre. Ses diatribes sont particulièrement âpres : « le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer… Par le fer, par le feu ou par l’expulsion, il faut que le Juif disparaisse ». Un tel point de vue n’est pas sans rappeler les tragiques événements de la Seconde Guerre mondiale…
Les points évoqués ci-dessus n’incitent guère à mettre en lumière Proudhon. Néanmoins, il semblerait que son occultation provienne d’un autre fait majeur de sa pensée : son opposition féroce envers la Révolution française et ses institutions qui en découlent. Pourquoi un gouvernement actuel célébrerait Proudhon, alors qu’il se dresse contre l’épopée révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, moment fondateur de notre roman national ? Il est en désaccord avec le parlementarisme, rejette le centralisme, l’Etat et prône une démocratie ouvrière. A chaque fois, ses positions se justifient par sa dénonciation d’une exploitation qui perdure, que le régime soit monarchique ou républicain. L’Etat incarne le capitalisme, qui lui-même ne répond pas aux valeurs de liberté, égalité et fraternité, revendiquées de manière hypocrite par la République. Pas besoin de s’étaler plus longuement pour comprendre que ce que revendique Proudhon ne concorde absolument pas avec les piliers fondateurs de la République française. De facto, pour un gouvernement républicain, il est difficile de mettre en avant un penseur qui prône un modèle de société qui provoquerait une véritable révolution institutionnelle et systémique dans le pays.
Lire Proudhon
Que la République française ne parle pas de Proudhon est une chose, mais il semblerait dommage de se priver de sa pensée foisonnante, parfois concordante avec des sujets contemporains. En effet, le climat de scepticisme qui règne de nos jours envers la parole publique, du fait que les citoyens ne se sentent pas représentés, se perçoit aussi dans la pensée proudhonienne. Il écrit : « il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent » (Les Confessions d’un révolutionnaire, 1849). La démocratie chancelle parce qu’elle ne répond pas à son objectif premier : que l’ensemble des citoyens exerce le pouvoir ; et comme le dit très justement Edward Castleton dans le Monde diplomatique : « il n’est pas certain que les intérêts des classes populaires et travailleuses soient aujourd’hui mieux représentés par les partis politiques qu’à l’époque de Proudhon…». A méditer.
En fait Proudhon invite à questionner notre modèle de société, c’est « un style, une violence et une conviction qui ne laissent pas indifférents », pour reprendre une expression de Marie Laurence Netter. Il le démontre une nouvelle fois à travers sa conception de la notion de valeur, qui s’évalue selon l’utilité qu’elle apporte en termes de bienfaits sociaux, réels et matériels. En ces temps, où la valeur est fondée sur l’hyperproductivisme, la surexploitation des ressources, assurant une création de capital majeure, repenser la valeur pour répondre aux enjeux du XXIe siècle est un sujet tout à fait pertinent.
Les raisons évoquées concernant l’oubli dans lequel Proudhon a pu tomber, montrent que l’occultation d’une personne n’est pas forcément faite sans arrières pensées. Elle s’appréhende par le hasard, caractéristique de l’histoire des idées : pourquoi telle pensée va s’imposer par rapport à une autre ; mais aussi par l’évolution des mœurs de la société. Malgré sa faible visibilité de nos jours, il faut se réjouir de savoir qu’un tel penseur a existé et nous a laissé une multitude d’ouvrages invitant à façonner notre rapport à la société.