Oh non, rassurez-vous ! Spectre ne cédera pas à la tentation de la facilité, en consacrant (au moins) un mois à honorer l’ancien président de la République, ni à retracer son histoire, mouvementée, entre « loup politique » et phrases plus ou moins malheureuses. On ne parlera ni du bruit ni de l’odeur nauséabonde de discours aux frontières du populisme, ni du Quai Branly. Ni de sa politique étrangère saluée, ni de sa politique intérieure, source des plus grands mouvements sociaux des années 1990. Dès lors, que reste-il de Chirac ? Essentiellement des affaires classées sans suite, des acquittements de justesse, des soupçons, des Doutes…
D’aucuns diront « Sacré Chirac », vieille canaille d’un autre temps. D’autres se posent la simple question, doit-on vraiment être nostalgiques d’une époque où tout était permis, la mafia au bord de l’Etat et l’impunité comme norme de socialisation. On peut sourire sympathiquement au souvenir des années Chirac, mais c’est omettre sciemment le mépris d’un système politique dans son ensemble qui dénigre la démocratie et le principe de représentativité du corps électoral, dans des intérêts purement personnels. Chirac incarne bien plus le « système RPR » des années 1970-2000 et son impunité qu’il n’est un enfant du peuple, un bon franchouillard. Oui mais il aime la tête de veaux !
Par où commencer ?
Chez Spectre, on est transparent. Alors pour être honnête, Chirac emmène avec lui un nombre incalculable d’affaires plus ou moins classées, en tous cas des milliers de secrets qu’un seul article et un seul rédacteur ne peut expliquer ; Emplois fictifs, chargés de mission de la mairie de Paris, financements occultes des campagnes du RPR, passes droits présidentiels, entre « frais de bouche » et billets d’avion gratuits… On n’ose chiffrer les trous que les années Chirac ont perforé dans la toile du budget de l’Etat. Depuis son élection à la mairie de Paris, Chirac et son entourage, nommé très vite la « Chiraquie » ont réorganisé le système politique dans le seul but d’assurer la pérennité du Parti. Ne nous y trompons pas, le PS comme beaucoup d’autres ont fait les frais d’enquêtes pour financements occultes. Même Robert Hue, le héraut tragi-comique du nouveau PCF a été condamné pour une histoire semblable. La différence, c’est que Chirac était là, en permanence, depuis les années 1970 jusqu’à sa mort, en filigrane.
Intraçable
On a vu défiler sur les plateaux télés nombre des anciens collaborateurs et amis du défunt président, la larme à l’œil. Tout apôtres du système RPR qu’ils furent, rien ne nous permet toutefois de s’indigner de la tristesse face à la perte d’un être cher. Bon.. N’empêche que, visiblement, l’amitié rend tout autant aveugle que l’amour, au point que la bromance entre Chirac et Alain Juppé a fait oublier à ce dernier sa condamnation à deux ans de prison en sursis et un an d’inéligibilité pour « abus de confiance, recel d’abus de biens sociaux, et prise illégale d’intérêt ». Juppé est dans les années 1980-90 la main de Jacques Chirac, celui qui signera tous les documents (emplois fictifs et autres financements occultes) qui ont assuré la stabilité financière du parti dont il était secrétaire général, et de la mairie de Paris, dont il était adjoint aux finances. Il aura pris tous les coups pour Chirac, bien que le second semblait bien plus taillé pour la boxe que le premier. Juppé n’est pas le seul à s’être sacrifié, loin de là, pour protéger le Chirac maire de Paris, candidat à la présidentielle, ou Président de la République. Dans tous ses costumes il était à l’aise, confiant, tactique, intraçable. Il faut dire que la droite française a son lot de boucs émissaires à sacrifier à l’opinion publique, laissant les loups régner encore en silence sur la ville, qu’ils se nomment Juppé, Woerth ou Balladur.
Un « loup politique » que ce Jacques Chirac, prêt à tout. Robert Boulin, gaulliste de gauche opposé à la prise de pouvoir du parti par Jacques Chirac, fut assassiné en 1979. Le SAC, police parallèle du Général composée en grande partie de mafieux notoires et de malfrats nihilistes, dirigé par Jean-Michel France-Afrique Jacques Foccart, a été identifié comme responsable du meurtre, pour éliminer celui qui en savait trop sur les financements occultes de l’UDR (ex-RPR). De là à rapprocher Jacques Chirac d’un meurtre prémédité, il n’y a qu’un pas, que la force du doute et l’obligation de vérité nous empêchent de franchir, d’autant plus que l’affaire se termina sur un non-lieu dans les années 1990, un classique de la chiraquie se dira-t-on. Reste que plane l’ombre d’un homme, proche de Foccart, de Pasqua, du SAC, qui aura pris en un éclair les rennes du parti du Général pour en faire son domaine privé, éliminant toute concurrence, par d’habiles jeux politiques en étouffant Giscard et Balladur, et sans aucun doute par des moyens bien moins avouables.
« Quand le sage montre la lune l’idiot regarde le doigt ». Le proverbe est connu, mais qui a jamais pensé à observer celui que l’on présente comme le sage ? Est sage celui qui se blanchit de toute exaction par un non-lieu, ou celui qui joue selon les règles qu’il s’est publiquement engagé à respecter ? Les affaires Chirac, et ses non-affaires, nous font du moins douter du bon fonctionnement de la République française, de son intégrité, et des valeurs qu’elle diffuse parmi les élites et la société.
Justice nulle part (?)
L’heure est sans doute au chagrin, au deuil national, à la nostalgie de ceux qui ont connu « les années Chirac », soit les années Canal, les années de désinvolture, encore un peu punk, plus totalement révolutionnaires. Pourtant, pleurons-nous une époque vraiment révolue ? Peut-on croire que la mort de Chirac marque la fin de l’impunité ? Ne reste-il pas des députés écologistes proférant des insultes racistes sur la place publique ? Les « frais de bouche » ne sont-ils pas encore au cœur de l’actualité, tant les homards de Rugy ont donné des aigreurs aux contribuables ? Billets d’avions et appartements parisiens ne sont-ils pas bien peu face aux mallettes de Karachi, les diamants de Bokassa, les billets de Kadafi ? Si Chirac s’est éteint, il est nécessaire qu’il n’emporte pas avec lui la faculté commune de s’indigner contre cette impunité. Il faut « soigner la fracture sociale » (comme a dit l’autre) en abatant les murs de l’oligarchie, en imposant la Justice comme pilier de la démocratie et la garantie de la légitimité des représentants de la souveraineté populaire.
D’aucuns diront que la justice est corrompue, la presse biaisée, les politiques pourris. Toujours est-il que Balladur a été condamné il y a quelques semaines pour financement occulte de sa campagne présidentielle de 1995, que Sarkozy est plus que jamais suspecté dans l’affaire Kadafi, que De Rugy a perdu toute crédibilité, que Cahuzac n’est même plus un fantôme de la politique française. Des lois sur la transparence, certes, mais des pouvoirs médiatiques et judiciaires indépendants et efficaces surtout, permettent aux Français de se faire un jugement souverain sur la légitimité du personnel politique. Se permettre le risque du Doute, c’est bien ce que nous aura permis Jacques Chirac.