Une chouquette ? Difficile de résister. L’odeur des pâtisseries fraîches tancent les murs exigus de l’Arapej 75 – une association venant en aide aux personnes en sortie de détention à Paris – qui, malgré une teinte vert-amande particulièrement morne, couve une atmosphère chaleureuse. Dehors, ça se bouscule au portillon. La queue s’allonge, il fait froid, mais la règle est claire : « pas plus de huit personnes dans la salle d’attente ». Première larme de vexation dans cet océan de difficultés supplémentaires auxquelles doivent faire face ces ex-détenus dans un contexte de crise sanitaire. A l’heure où le virus du Covid-19 impose sa loi, l’itinéraire de la réinsertion se fait de plus en plus trouble, entre carence de liberté, insuffisance des services administratifs, et avenir incertain.
Enfermé dehors
« Dans le contexte actuel, je regrette ma période pénitentiaire. Dehors, je ne sers à rien. En prison, j’étais utile. » Pour Laurent, le constat est amer. Ce colosse de 50 ans, à la voix si grave qu’il en fait presque trembler les murs, est sorti de prison le 1er septembre 2020 après trois années de détention. Alors qu’il rêvait d’une liberté faite de voyage et de sport – il confie n’avoir pas raté une journée du Vendée Globe dans sa cellule – ce « drogué aux sensations fortes » revendiqué est réduit à vivre par procuration, à travers ses lectures de Nicolas Vanier ou Sylvain Tesson (deux auteurs de romans de voyage) les aventures dont il a rêvé. « Je me venge sur mes livres » lance-t-il.
Pendant son incarcération Laurent a coupé les ponts avec ses proches. En raison du couvre-feu, il lui est difficile de rendre visite à ses enfants qui habitent en province. Retranché dans un appartement de l’Arapej 75, dans le 12ème arrondissement, le quinquagénaire est gagné par la solitude. « Je peux rester des jours même des semaines, sans adresser la parole à quelqu’un […] Des fois j’ai envie de parler à mes enfants, alors je les appelle. Mais je n’ai pas envie de les embêter, ils ont leur boulot et leurs horaires… Quand je tombe deux, trois fois, sur messagerie, c’est frustrant. » Pour compenser, Laurent fait du sport. Beaucoup. « Là où je cours, je revois parfois les mêmes personnes. Alors on fait du sport ensemble, on discute un peu. C’est un moyen de renouer du lien social. Le seul que j’ai en ce moment. »
Sur l’isolement des ex-détenus depuis le début de la crise sanitaire, Christophe Plasmans, responsable du Mouvement de Réinsertion Sociale 75 (MRS), une association qui, elle aussi, accompagne des personnes sortant de détention, affirme : « ils [les ex-détenus, ndlr] sont courageux, car oui, c’est encore une forme d’emprisonnement. » Jacques Simonet, vice-président du MRS, explique de son côté que le premier confinement a été « extrêmement dur ». « Les personnes en errance logées en centre d’hébergement ou en CHRS [Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale, ndlr] ont été enfermées dans des chambres de 12 à 9 m2. Cela ne fait pas une grande différence avec la prison. » Plus que le sentiment d’enfermement, aujourd’hui limé par des mois d’acclimatation, l’inquiétude de M. Simonet porte davantage sur le retour à l’emploi, condition sine qua non de la réinsertion.
La barrière du virtuel
« Je suis sorti en septembre, je n’ai jamais eu une seule convocation au pôle emploi. Ils sont tous en télétravail. Je pense que sans le Covid, j’aurais déjà trouvé du boulot depuis longtemps » assène Laurent en énumérant ses compétences en bricolage, ou son ambition avortée de « partir faire la transhumance avec un berger en montagne ». Il rappelle plus calmement qu’un travail est son seul moyen pour pouvoir profiter de sa nouvelle vie, en tant que « personne libre ». Selon J. Simonet, les personnes sortant de détention sont les « populations les plus éloignées de l’emploi », et la mise à l’arrêt du secteur de la restauration, un recruteur de premier plan, précarise encore davantage ces individus qui se reconstruisent sur des bases instables.
Céline Dumont, assistante sociale à l’Arapej 75, raconte, avec une gouaille héritée selon elle de ses années passées à travailler à Marseille, les méandres des individus dont elle a la charge. Elle ne manque pas d’alarmer sur la disparition de nombreux dispositifs, parmi lesquels des ateliers professionnels : « Ils étaient sept ou huit. C’était intéressant car ils venaient d’horizons différents et chacun apportait son savoir-faire […] aujourd’hui, on les fait sortir de leur chambre d’hôtel qu’à l’occasion de rendez-vous ponctuel ici. » Depuis le début de la crise sanitaire, les services tels que la CAF (Caisse d’allocation familiale), Pôle emploi ou la Sécurité Sociale ont été, d’après elle, en-deçà du niveau d’accompagnement attendu, notamment en raison du télétravail. Difficile d’assurer un suivi sans contact humain direct. Pour suivre les annonces dans l’espoir de retrouver un emploi, Laurent, « technophobe assumé » a ainsi dû se mettre au smartphone.
La dématérialisation des services administratifs et d’aides à l’emploi désincarne un peu plus le quotidien des ex-détenus. Autre conséquence : la moins bonne prise en compte des spécificités de chaque individu dans leur parcours de réinsertion. Un état de fait dommageable que ne manque pas de rappeler la citation de Boris Vian, trônant fièrement au-dessus du bureau de Céline Dumont : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le bonheur de tous les hommes, c’est le bonheur de chacun d’eux. »
Perspectives
Quid de l’avenir ? Les craintes s’accumulent en même temps que les perspectives futures s’assombrissent. Pour C. Dumont : « La réinsertion, c’est progressif. Beaucoup d’entre eux n’ont pas vraiment de projection. C’est au jour le jour. » Christophe Plasmans ajoute pour sa part que « la situation actuelle est bien évidemment difficile pour tout le monde, mais pour eux, c’est encore plus compliqué. » Jacques Simonet explique que parmi la totalité des personnes que le MRS prend en charge, un tiers ne montre pas une grande motivation à se réinsérer, un tiers récidive, et un tiers s’investit fortement dans le dispositif de réinsertion. « Il n’y a aucune statistique, mais il est possible que ce climat d’instabilité soit un vecteur de hausse de la récidive dans le futur. […] Le fait de ne pas travailler, d’être dans l’oisiveté, peut favoriser un retour vers les mauvaises fréquentations ou l’addiction, qui est un catalyseur de délinquance. Il y a un risque de retourner vers ces mauvais penchants » selon le vice-président de l’association. « Quand ils arrivent, le but du jeu c’est qu’on se voie le moins longtemps possible. Dans le sens où on souhaite qu’ils atteignent l’autonomie » indique pour sa part Céline Dumont.
Sous les nombreux obstacles qu’impose la crise sanitaire aux anciens détenus libérés sous Covid-19, se dessinent les contours d’un cheminement de reconstruction complexe, à mener tant sur le plan individuel que collectif, afin de pouvoir, un jour, déconfiner les espoirs de cette partie de la population trop souvent oubliée.