« Les journalistes salissent l’islam, sont amateurs comme Pascal Praud. Ça mérite une balle dans le cervelet, le canon au fond de la bouche. » Cette punchline envoyée par Sneazzy dans son morceau « Zéro détail » en featuring avec Nekfeu et issu de son album Nouvo Mode, paru le 6 mars, a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le tollé est tel que le rappeur a décidé de retirer son clip de Youtube. Bon nombre de figures médiatiques – d’Eric Naulleau (que Médiapart avait qualifié de « caution de Zemmour ») à Eric Ciotti (député LR) – se sont en effet émeut de ces paroles, considérées comme une menace de mort caractérisée.

Ce lundi matin, le principal intéressé s’est lui-même dit « extrêmement étonné » par ces mots, ajoutant avec une pointe de sarcasme : « On me dit que ces paroles tombent sous le coup de la loi et que les menaces de mort qu’ils ont proférées sont punies sévèrement : 5 ans de prison et 45.000 euros d’amende. » Une mise en garde ? Une menace de poursuite ? Les suites données à cette affaire parleront pour elles-mêmes.

Des paroles à décrypter

Analysons donc les paroles en question. « Les journalistes salissent l’islam » : les mots sont explicites et illustrés par de nombreux exemples. L’inévitable Eric Zemmour s’est fait, en plusieurs années d’antenne, le chantre de l’islamophobie et plus généralement de la fange réactionnaire, poussant le CSA à invoquer l’article 40 du Code de procédure pénal en octobre dernier, obligeant tout organisme public à signaler à la justice toute infraction pénale potentielle. Une procédure inédite qui faisait suite à une prise de parole du polémiste à l’occasion de la « convention de la droite », diffusée sur LCI sans contradiction ni débat, et ayant conduit à l’ouverture d’une enquête de la part du Parquet de Paris pour « injures publiques » et « provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence ».

Journaliste chez LCI, lui-aussi, Olivier Galzi avait comparé, à la même période, le voile avec « les uniformes SS » en vertu de la loi de 1905, relative à la laïcité. De même, la communauté journalistique s’est largement mobilisée pour offrir à la jeune Mila et son droit revendiqué à l’islamophobie, une tribune privilégiée, ne manquant pas de la défendre au nom des valeurs de la république. Des valeurs qui, pour beaucoup, ne sont pas conciliables avec la pratique de cette religion.

« […] sont amateurs comme Pascal Praud ». L’ancien journaliste sportif du groupe TF1 est de ceux-là. En 2018, il déclarait sans vergogne : « Avoir aucune preuve, moi, ça ne me pose pas de soucis. C’est une position vraiment que je défends. C’est ça pour moi le journalisme. » C’est sans aucun doute pour cela que celui-ci s’est permis des propos populistes, sensationnalistes… et truffés de bêtises. Ainsi, selon lui, « l’obligation religieuse du voile a été créée par des intégristes » alors que « le Coran n’a jamais employé le mot voile », stigmatisant toutes les femmes qui le vêtissent. Les deux vidéos qui suivent – exemples parmi tant d’autres – parlent davantage que des mots :

Et c’est avant tout le jeu de mots opposant « amateur » et « Praud » (pro) qui a poussé Sneaz à choisir l’exemple du journaliste de Cnews. L’originalité, le style, et finalement, l’érection de ce cher Pascal en symbole de l’islamophobie décomplexée. Et c’est cette dernière qui est visée par le vers suivant.

« Ça mérite une balle dans le cervelet, le canon au fond de la bouche. » Alors oui, c’est violent et même plutôt radical comme solution. Mais cette violence est l’une des essences du rap. Langage cru, absence de convenances, agressivité du verbe, provocation, autant de dimensions qui rentrent dans l’identité sociologique du rap, tant en France qu’aux Etats-Unis. Des codes oui, des valeurs non. D’ailleurs, le MC Parisien s’en est lui même expliqué à travers un tweet paru hier soir, dédouanant totalement Nekfeu.

Différencier l’homme et l’artiste ?

Thématique très actuelle dans le cadre de l’affaire Polanski, la distanciation de l’homme avec l’artiste est une question épineuse. Doit-on oublier les méfaits d’un homme lorsque l’on juge son œuvre d’artiste ? Doit-on oublier les œuvres d’un artiste, et leur portée, lorsque l’on juge un homme ? Dans le premier cas, on a sans doute le droit d’aimer une œuvre tout en condamnant moralement (et/ou pénalement) l’homme. En organisant son boycott (habilement, car c’est en principe interdit par la loi), en portant atteinte à sa toute-puissance. On peut apprécier les œuvres de Polanski et condamner sa nomination aux Césars, ainsi que sa récompense.

Le contexte social et sociétal revêt ainsi une importance capitale. Et ceci est aussi positif que dangereux. Positif, car il crée un élan de mobilisation contre, ou en faveur d’une cause, d’un fait sociétal. Dangereux, car il induit une primauté de certaines causes sur d’autres, une « indignation à géométrie variable ». Mais surtout, parce que la passion peut faire omettre certains éléments de raison. Gabriel Matzneff, Daniel Cohn-Bendit, Jack Lang, Bernard Pivot, Bernard Kouchner… La liste des pédophiles notoires, de leurs défenseurs, ou de ceux qui ont cautionné leurs actes par « l’interdiction d’interdire », allant jusqu’à signer l’odieuse pétition du premier cité parue dans Le Monde le 26 janvier 1977 est effroyablement longue. Polanski n’est pas, non plus, devenu un agresseur sexuel il y a quelques semaines.

Et pourtant, la plupart d’entre eux n’ont jamais été condamnés, ni sanctionnés, ayant même poursuivi une carrière sereine. Pire : ils se sont fait les chantres du progressisme et des libertés individuelles. Ainsi, Simone de Beauvoir, figure des mouvements féministes contemporains, avait signé la fameuse pétition de 1977, s’étant elle-même adonnée à des actes pédophiles en compagnie de son mari, Jean-Paul Sartre. Et cela, bien aidée par sa position de professeure de philosophie au lycée Molière, où elle enseigna de 1936 à 1943, se voyant d’abord suspendue puis révoquée de l’éducation nationale pour ses récidives.

J’ai découvert que Simone de Beauvoir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refiler, ou faut-il dire plus grossièrement encore, de la rabattre sur Sartre

Bianca Lamblin, l’une de ses victimes de l’époque, dans son essai autobiographique Mémoires d’une jeune fille dérangée (1993)

Les temps changent, les élans les accompagnent, mais finalement, ce que l’on condamne, c’est ce qui s’engouffre dans les voiles des tendances. A-t-on jamais publiquement condamné des artistes (eux-mêmes parfois victimes de discriminations) s’étant rendus, en tant qu’hommes, en leurs âmes et consciences, dans des territoires occupés, au mépris de crimes contre l’humanité commis quotidiennement (coucou Bilal Hassani) ?

Dans le second cas, il en va de la question de l’artiste, de son œuvre et de son engagement (ou pas). L’œuvre correspond-elle à l’opinion de l’artiste ? L’artiste est-il engagé, à travers son œuvre et ses actes en tant que simple citoyen ? Ses propos sont-ils condamnables sur le plan pénal, et, surtout dans l’esprit des lois ?

Car il ne fait aucun doute que les mots de Sneaz, pris au pied de la lettre, sont répréhensibles. Seulement, eu égard de la culture du rap et de sa rhétorique, tel qu’on l’a expliqué précédemment, on ne doit pas leur octroyer la portée qu’auraient ces mots dans un contexte général. Ceux-ci sont engagés, certes, mais représentent davantage une métaphore qu’une menace. Une métaphore dirigée contre l’islamophobie latente. Contre les amalgames apparentant une pratique séculaire à une pratique radicale. Contre une intolérance tolérée, ô combien dangereuse pour un lien social à l’agonie. Chacun se fera ensuite un avis concernant la valeur de cet engagement. En revanche, si la cible s’appelait réellement Pascal Praud, si les rappeurs mettaient en exécution chacune des menaces revendiquées dans leurs textes, soyons sûrs que le journaliste n’aurait pas été leur première victime.