Ambiance de film de Guerre Froide dans les locaux du Monde. En tous cas flotte dans l’air médiatique une envie de voir les gentils, les journalistes protecteurs de leurs valeurs et de leurs droits, triompher du pouvoir financier obscur, incarné par un milliardaire d’Europe de l’Est, au nom d’autant plus cliché qu’il pourrait incarner le rôle du méchant dans le nouveau James Bond : Daniel Kretinsky. Ce dernier a bénéficié d’un transfert de la moitié des parts de Matthieu Pigasse, faisant de lui un potentiel actionnaire majoritaire indirect et « associé commandité », c’est-à-dire intervenant dans la gestion de l’entreprise qu’est Le Monde. La rédaction, actionnaire minoritaire, réclame des garanties à Matthieu Pigasse et Xavier Niel depuis l’année dernière, soit depuis que la rédaction a découvert l’entrée en actions de Kretinsky. Cette garantie, c’est un « droit d’agrément », le droit pour la rédaction de voter l’entrée d’un nouvel actionnaire dans le financement du Groupe de presse. Le 23 septembre, Matthieu Pigasse fini par rejoindre Xavier Niel et ratifie cet accord, donnant à la rédaction du Monde le pouvoir d’engager la discussion avec Kretinsky pour juger de ses intentions véritables. Happy end ?
Des chiffres et de leur pouvoir
Si il faut parler actionnariat, parlons chiffres. En 2010, Le Monde est en faillite, ce qui le pousse à s’ouvrir à l’actionnariat extérieur et privé. L’apport en capitaux du Groupe Le Monde et ses filiales (Télérama, Courrier International, Le Monde Diplomatique…) est alors réparti entre la rédaction et les actionnaires historiques du journal, nommé Pôle d’indépendance du Groupe Le Monde, qui détient 25% des parts, et des acteurs privés réunis sous le consortium Le Monde Libre, qui détiennent donc 75% des parts, réparties entre l’entreprise espagnole Prisa et Pierre Bergé, Matthieu Pigasse, Xavier Niel, trois entrepreneurs et millionnaires français. A la mort de Pierre Bergé en 2017, les deux autres actionnaires récupèrent ses parts, devenant presque tous puissants au sein de l’actionnariat. Mais en 2018, les journalistes du Monde découvrent d’eux même que Matthieu Pigasse, plus contraint que consentant, vend 49% de ses parts à Daniel Kretinsky, avec comme perspective de tout simplement le remplacer, et qu’ils sont en discussion avec Prisa pour racheter leurs parts. Un sombre entrepreneur tchèque se retrouverait alors actionnaire majoritaire du plus gros quotidien français et un des plus gros journaux européens.
Dès 2010, Le pôle d’Indépendance du Groupe Le Monde s’est assuré de la non-intervention des actionnaires dans la ligne éditoriale. C’est au vote qu’a été prise la décision d’accepter Le Monde Libre dans la capitalisation de l’entreprise. Rien toutefois n’assure le journal que Kretinsky soit aussi respectueux de l’indépendance des journalistes, d’où le désir de la rédaction de soumettre au vote l’entrée du thèque dans le capital du Groupe de presse.
Kretinsky, du risque des ambitions
Preuve de l’indépendance des journalistes, Mr Pigasse n’a jamais censuré ou commenté les nombreux articles à propos de Kretinsky que l’équipe du Monde a sorti depuis un an. Il semble normal que le journal s’intéresse de près à celui qui fera partie à part entière du Groupe. Et bien il n’y a pas de quoi être déçu. Daniel Kretinsky a fait fortune dans les énergies fossiles, surtout dans le charbon. Dans un article du 4 septembre, Quand Daniel Kretinsky voulait investir dans EDF¸ Nabil Waki et Olivier Faye montrent que, contrairement à ses affirmations, le riche tchèque a multiplié les visites avec les politiques français depuis les présidentielles de 2016, notamment avec l’équipe de campagne de François Fillon, Alain Juppé ou Edouard Philippe, pour s’assurer d’une place décisionnelle dans l’entreprise si il investit en masse dans EDF. Les multiples refus de l’entreprise publique française auraient conduis Kretinsky à changer sa stratégie : gagner une notabilité et respectabilité en s’insérant dans le milieu médiatico-financier. Il rachète d’abord Marianne, jusqu’ici indépendant, puis une partie du pôle médias du groupe Lagardère (Elle, par exemple). Son insertion artificielle dans l’actionnariat du Monde serait pour lui la consécration de ses ambitions. On comprend aisément pourquoi l’équipe rédactionnelle se méfie. Si l’actionnaire s’exprime publiquement en faveur de l’indépendance : « C’est une décision citoyenne, je suis convaincu que la presse est fondamentale pour protéger la démocratie libérale en Europe » (Canal +), il n’a signé aucune garantie, comme ce fut le cas en 2010 lors de l’arrivée du Monde Libre dans le capital. Son regard tourné vers EDF, serait-il assez confiant en la presse pour ne pas jeter d’œil par-dessus les épaules des journalistes d’investigations qui ont pour habitude (et pour boulot) de révéler les scandales politico-financiers ? Comment jouir sans entrave ?
Du journalisme indépendant dans l’esprit, pas dans les comptes
« cette liberté, préservée de toute forme d’intervention ou de jeu d’influence, nous a permis de publier enquêtes et informations inédites bousculant pouvoirs politiques & économiques, en France comme à l’étranger »
Tribune du Monde du 10 septembre 2019
La liberté de la presse est un point cardinal dans la définition d’une démocratie. Ce principe est sanctifié en France dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen à l’article 11 : «La libre communication des pensées et des opinions est un bien des plus précieux de l’Homme. Tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». La presse s’institue alors comme un quatrième pouvoir, un contre-pouvoir qui contrôle et structure les trois autres. Mais comme préciser dans la DDHC, cette liberté est contrainte par le cadre de la loi, du pouvoir judiciaire et législatif donc. En résulte une tension inhérente au statut des médias entre la presse et les structures de pouvoir économique et politique. La financiarisation des grands médias français et l’accaparation de ceux-ci par une petite élite économique a presque naturellement modifié le rapport des citoyens au journalisme, instaurant une relation de méfiance systématique quant à l’indépendance de la rédaction. C’est pourtant oublier un principe simple des finances, un Investissement sera rentable si le journal a du crédit, crédit accordé par la confiance des lecteurs au contenu proposé. « la confiance des lecteurs c’est tout ce qu’on a » disait sur France inter une journaliste du Monde. Il n’est intéressant pour personne d’influencer la ligne éditoriale d’un grand journal, et Pierre Bergé l’avait bien compris, parlant du Monde comme d’un « bien commun » à défendre. Cette logique libérale est-elle partagée par Kretinsy, tchèque rationnel, froid et calculateur ?
C’est plus qu’une crise interne à un grand média que nous avons témoigné, c’est la volonté de défendre le principe universel d’Indépendance, « l’absence d’entrave à son exercice qui garantit un espace de liberté » selon Isaiah Berlin. Il en distingue de plus la notion de liberté, comme « la possibilité que chacun se donne d’agir en dehors de toute contrainte extérieure ». La liberté de la presse est donc surtout une Indépendance, puisqu’elle est fatalement soumise à l’opinion publique qu’elle génère elle-même, . L’intrusion de la sphère financière ne doit alors pas conduire à restreindre l’espace de liberté de l’expression, qui déjà s’auto-contraint à l’opinion. L’accord de Pigasse au droit de regard de la rédaction sur l’actionnariat du Monde est bien plus qu’un gribouillage sur un papier, c’est une réelle victoire vers un journalisme indépendant dans les faits, en tous cas auto-géré et libre de ses choix, avec pour seule volonté celle de vérité, quel qu’en soit le coût.