Dans la nuit de lundi à mardi, à Santiago de Chile, pas grand monde dans les rues. La cause ? Un couvre-feu mis en place depuis samedi 19 octobre par le pouvoir pour tenter de taire la contestation sociale qui gronde. Mais très vite, vient se substituer au silence la voix lyrique d’une femme à sa fenêtre. On distingue aisément les paroles du célèbre et regretté chanteur Victor Jara, symbole d’opposition à la dictature de Pinochet. “Te recuerdo Amanda” (Je me souviens de toi Amanda) ou “El derecho de vivir en paz” (Le droit de vivre en paix), sont notamment mises à l’honneur.
Victor Jara avait pour habitude de traduire dans ses chansons, le quotidien du peuple chilien, ainsi que ses aspirations à une vie meilleure. Aspirations qui trouvent une résonance bien particulière en ces temps de lutte sociale. Soutien de Salvador Allende, il fût arrêté le 11 septembre 1973, jour du coup d’État perpétué par le général Augusto Pinochet, avant d’être tué quelques jours plus tard.
Santiago en proie aux flammes, la fin du rêve néolibéral
Depuis plus d’une semaine, le Chili est frappé par un conflit social inédit. Suite à l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, passant de 800 à 830 pesos (1,04 euro), la capitale chilienne a connu un véritable embrasement. Les manifestations ont été ponctuées d’épisodes de grande violence. Le président Sebastian Piñera a ainsi décrété l’état d’urgence ce vendredi 18 octobre et confié à un militaire la responsabilité d’assurer la sécurité. Un communiqué du gouvernement faisait déjà état de 15 morts mardi 22 octobre. Si le prix du ticket de transport constitue l’étincelle ayant mis le feu au poudre, le discours contestataire s’est vite élargi à la question du système économique global du Chili, berceau de l’ultra-libéralisme.
La crise des années 1970 a marqué la fin de la domination du keynésianisme et le retour en force des idées libérales. En témoigne les prix Nobel d’économie attribués à deux des plus grands penseurs du néolibéralisme Friedrich Hayek (1974) et Milton Friedman (1976). L’instauration d’une dictature militaire au Chili en 1973, a été vue par ces économistes comme une opportunité pour faire du pays un véritable laboratoire de l’ultra-libéralisme, sans avoir à se soucier d’un quelconque soulèvement social. Le département économique de l’Université de Chicago, dont est membre Friedman, a ainsi formé de nombreux conseillers en économie latino-américains, dont les plus célèbres, les « Chicago Boys », ont participé à mettre en place des politiques économiques chiliennes sous la dictature de Pinochet (1973-1990), en particulier durant les années 1980.
Croissance, privatisations, et inégalités
Des années plus tard, qu’est devenu le Chili ? Le Chili, c’est le pays le plus néolibéral au monde. « Un pays où la vie sociale, politique, culturelle et administrative circule autour et pour les lois du marché. », selon Fernanda Cabaluz Ducasse, enseignante-chercheuse à l’université de Poitiers et doctorante à l’EHESS. Le Chili, c’est aussi le pays le plus inégalitaire parmi les 34 membres de l’OCDE avec un coefficient de Gini à 50,5 (pays le plus inégalitaire : Afrique du Sud : 63,4 / pays le moins inégalitaire : la Norvège : 25,9). En d’autres termes, le revenu des 10% les plus riches est 26 fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres. Bien que le pays andin soit souvent pris comme exemple en matière de croissance économique en Amérique Latine, le Chili reste un pays marqué par de fortes inégalités, où les conditions de vie d’une majorité de la population restent précaires, en particulier pour les retraités, premières victimes du système de retraite privatisé. Selon une étude de la Fondation Sol, près de la moitié des retraités chiliens ayant cotisé à ce système touchent aujourd’hui moins de 150 000 pesos (187 euros) par mois, alors qu’au Chili, le coût de la vie est comparable à celui de pays comme l’Espagne. Enfin, si la consommation est elle aussi en bonne forme, c’est uniquement en raison du système de dette sur lequel repose l’économie. En moyenne, selon la banque centrale en octobre 2019, 74% des revenus des foyers sont destinés à rembourser des dettes.
Les politiques de privatisation du pays tout entier menées depuis plus de trente ans, gouvernement de gauche et de droite confondus, sont venues à bout du concept même de bien public au Chili, laissant une population livrée à elle-même face à un système néolibéral qui a, à de nombreuses reprises, démontré sa brutalité. « L’explosion de la colère sociale est la conséquence de la privatisation de tous les pans de la vie quotidienne des Chiliens : la santé, l’éducation, les retraites, l’eau » assure Claudio Fuentes, professeur de sciences politiques à l’université Diego-Portales de Santiago. Une analyse qui prend tout son sens au prisme du témoignage de Kislei Betancourt, 26 ans, manifestant pour son père, mort d’un cancer du poumon il y a quelque années : « Il n’a pas pu suivre son traitement par manque d’argent. Ma mère s’est endettée pour tenter de lui sauver la vie, mais ça n’a pas suffi. Après sa mort, elle a dû vendre sa maison pour rembourser les dettes. Voilà ce que nous vivons».
Les réponses du pouvoir
Pour tenter d’apaiser les tensions, le président Sebastian Piñera a demandé « pardon », et a présenté un ensemble de mesures pour répondre au malaise de la société chilienne, lors d’une conférence donnée mardi 22 octobre au soir. Le président a donc annoncé :
_ Un revenu minimum garanti pour tous les travailleurs à temps complet de 480 dollars.
_ La création d’un mécanisme de stabilisation du prix de l’électricité, celui-ci ayant bondi de 9% en trois mois.
_ Une mesure visant à réduire le prix des médicaments, extraordinairement élevé au Chili.
_ La réduction des indemnités des parlementaires et des traitements des hauts fonctionnaires.
_ Ces mesures auront un coût de 1,2 milliards de dollars et seront en partie financées par une hausse de l’imposition sur les très hauts revenus.
Les annonces sont audacieuses, mais rien à faire, la révolte ne faiblit pas. Cela s’explique en partie par le maintien du couvre-feu, et la répression violente des manifestants qui rappellent à de nombreux chiliens les heures sombres de l’histoire de leur pays. Cependant, cela ne suffit pas à expliquer le malaise profond de la société chilienne qui s’exprime actuellement.
L’Internationale du ras le bol
Ce malaise ne se limite pas à de simples revendications économiques ou sociales. On assiste ici à un véritable rejet en bloc du « système ». Un « système » qui se symbolise par la victoire des intérêts privés sur l’intérêt public. Cela se traduit par une raréfaction, une disparition ou du moins une détérioration des services publics ; par une perte totale de confiance entre dirigeants et dirigés ; par un ras le bol qui ne peut s’exprimer que de manière désorganisée et spontanée. En ce sens, le mouvement de contestation sociale qui prend place au Chili actuellement, partage de nombreux points communs avec le mouvement des « gilets jaunes ».
Chili, France, Équateur, Liban. Tous ces pays ont connu des révoltes de ce type dans les jours, les semaines ou les mois précédents. Au Liban, c’est une nouvelle taxe sur les applications de messagerie en ligne tel que WhatsApp par exemple, qui a déclenché de larges manifestations, touchant le pays tout entier et mobilisant de nombreux citoyens, indépendamment de leur appartenance à tel ou tel communauté. Ce n’est pas la première fois que le pays est secoué par d’importantes vagues de contestation. Mais pour Joey Ayoub, doctorant à l’université d’Édimbourg et membre de l’organisation des manifestations de 2015, celles-ci se distinguent par leur caractère spontané. « En 2015, c’était surtout les groupes de la société civile qui avaient organisé les manifestations. Aujourd’hui, ils sont dans la rue mais pas en tant qu’organisateurs. Le mouvement est vraiment parti du peuple, malgré les tentatives de récupération par certains partis », explique-t-il.
En Équateur, on assiste également à la « révolution des bourdons » qui fait suite à une augmentation du prix du carburant. Là encore, cette réforme fait l’effet d’une étincelle. Une étincelle qui permet de mettre au devant de la scène les problématiques économiques, sociales et démocratiques de tout un pays.
Il serait possible de faire l’autruche et de nier le rôle central des politiques néolibérales dans l’émergence de ces mouvements, qui transcendent frontières, et rivalités politiques d’antan. Cependant, tout porte à croire, que l’ordre établi, basé sur ce système économique, arrive à essoufflement, à force de creuser les inégalités, de détruire la planète, et de vider de sens le concept de démocratie. D’autant, que ces mouvements rencontrent tous la même réponse : la répression policière violente. Une réponse qui interroge sur les profondes motivations de nos dirigeants. Préfèrent-ils maintenir un ordre, une stabilité, indispensable au bon fonctionnement de la loi du marché pur ? Ou se résoudre définitivement à écouter et apporter une réponse honnête à des populations en souffrance ? Pour le moment, les défenseurs de l’ordre économique néolibéral semblent avoir fait leur choix.