« David et Google, ou comment combattre les lois du binaire avec une fronde » annonce l’affiche à l’entrée du Théâtre du Progrès.
La salle comble était enthousiaste à la fin de la pièce. Les comédiens vont et viennent, saluant le public. « Veuillez applaudir David dans ses interprétations respectives de l’Union européenne, de la France et de Huawei », annonce le présentateur. Il poursuit « Et veuillez maintenant applaudir le talentueux Goliath, dans le rôle de Google ».
Le premier acte de la pièce, dans lequel David joue le rôle de l’Union européenne, commence en septembre dernier. Un avis de tempête circule depuis avril 2019 dans l’empire du numérique, depuis l’adoption d’une directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché numérique. Cette directive entend donner un droit à la rémunération aux entreprises de presse pour l’utilisation de leurs publications par des fournisseurs de services sur internet. À cette époque, 90 % des recherches effectuées sur le Web passent par le serveur de Google et la société touche plus de 90 % des revenus issus de la publicité sur le réseau mobile. La tempête éclate lorsque Google annonce son intention de ne pas respecter la directive, annonce qui se matérialise par une modification de ses conditions générales et une menace de retrait des contenus dont les éditeurs avaient demandé la rémunération. Google s’estime suffisamment généreux de maintenir le référencement gratuit des sites web des médias. En ce début d’année 2020, bien qu’elle poursuive l’offensive, la société américaine consent à négocier des accords commerciaux avec certaines entreprises de presse françaises. Google parle d’une rémunération allant de 100 000 à un million d’euros par an. Dans le camp français, on s’agite, on s’indigne, on dénonce le caractère discriminatoire latent de ces accords. Début avril, l’Autorité de la concurrence se prononce et dénonce un abus de position dominante de la part de Google. Ce dernier se voit contraint de négocier une rémunération avec les entreprises de presse françaises pour la reprise de leurs contenus d’ici à trois mois. Le rideau tombe sur la poursuite des négociations unilatérales de Google avec certains grands éditeurs de presse, entamées avant la décision de l’Autorité de la concurrence.
Le deuxième acte se déroule en décembre dernier. Depuis juillet 2019, la France possède une loi sur la taxation des sociétés Google Amazon Facebook Apple (GAFA). La taxe mise en place dans cette loi représente 3 % du chiffre d’affaire de la multinationale réalisé sur le territoire français, soit 400 millions d’euros, pour un chiffre d’affaire annuel d’environ 150 milliards d’euros. Goliath entre en scène tout sourire : « Vous ne m’en voudrez pas, j’ai pris l’initiative d’inviter un ami sur les planches ». Le gouvernement américain entre en scène, s’assoit, affute sa lame et énumère les menaces envisagées : « Chère France, comme je l’ai dit en décembre dernier, dans le cas où vous décideriez d’appliquer la taxe GAFA, les États-Unis pourraient imposer l’équivalent de 2,15 milliards d’euros de produits français, à des taux pouvant atteindre 100 %. Goodbye l’exportation de bordelais et de roquefort ». Donald Trump considère que la législation française opère une discrimination contre l’économie américaine, puisque les GAFA sont principalement des entreprises implantées aux États-Unis. À l’instar de Saül malgré elle, la France fait une croix sur son offensive fiscale pour l’année 2020 : ex aequo de David et Goliath dans cette dernière scène de l’acte second.
Le rideau se lève sur le troisième acte et son nouveau protagoniste : le géant du numérique Huawei ; toujours interprété par David. Cette fois, nous sommes en février, les sanctions américaines prononcées un an plus tôt sont renforcées et poussent Huawei à chercher de nouveaux partenaires en Europe. L’entreprise est accusée par la justice américaine d’espionnage industriel, de contournement des sanctions contre la Corée du Nord et l’Iran, et figure par conséquent sur une liste noire aux États-Unis. Et les mesures de disgrâce ne se sont pas arrêtées là : Google a signé la fin du mariage avec Huawei en interdisant à ce dernier l’exploitation de ses applications. Alors le magnat chinois espère voir la bataille se jouer en Europe. D’une part, les opérateurs mobiles sont à la recherche d’équipementiers en vue d’installer le réseau 5G et d’autre part, Huawei compte bien développer ses propres applications par le biais de sa plateforme AppGallery. Du côté de son pack d’applications pensé pour concurrencer les applications de Google, la société Huawei accuse encore le coup des sanctions américaines et ses ventes de smartphones ont connu une baisse de 42 % au dernier trimestre de l’année 2019. Reste à déterminer si le marché de la 5G permettra au concurrent chinois de s’imposer face à Google. L’acte s’achève avec un goût de report des hostilités.
Dans le quatrième acte, Goliath signe une trêve avec David. L’Europe, comme le reste du monde, affronte une pandémie aux conséquences désastreuses. Rien de tel que la technologie pour pallier l’impuissance de l’Homme face au plus petit des micro-organismes. Google expose son plan pour aider les États à en finir avec le virus : il s’agirait dans un premier temps de proposer un support technique aux applications mobiles de traçage social et dans un second temps, d’implanter directement cette fonctionnalité dans le système d’exploitation des smartphones. Goliath interrompt son monologue et lance aux spectateurs : « Oui parce que, mesdames et messieurs, que je vous explique : en plus d’être le numéro un des serveurs de recherche en ligne, je suis aussi un des principaux éditeurs du système d’exploitation Android ». Google poursuit : « Évidemment, chers spectateurs, ce procédé n’est pas basé sur la géolocalisation (…). Toutefois, les informations relatives aux flux de personnes continueront à être exploitées par la suite », chuchote d’une voix distraite un souffleur depuis les coulisses, avec, entre ses mains, une version de travail provisoire du texte. Après avoir jeté un regard furieux par dessus son épaule, Goliath reprend son explication. En France, le projet s’appelle « StopCovid » et le lancement de l’application est prévu pour mi-mai. Cette dernière fonctionnerait via le Bluetooth des smartphones, elle permettrait d’enregistrer le contact des personnes côtoyées pendant plus de cinq minutes et dotées du même outil. Les personnes en contact avec un porteur du coronavirus recevraient alors une notification leur préconisant des mesures comme l’auto-confinement.
Voici que, tout comme cet acte, l’épisode de la trêve touche à sa fin. Les applaudissements et l’ovation s’étant réduits à un simple brouhaha caractéristique des fins de représentations, le public se dirige par petits groupes vers la sortie du Théâtre du Progrès. « Incroyable le quatrième acte ! Google qui aide les états à limiter la propagation d’un nouveau virus, c’est mieux que 1984 de Orwell ! s’exclame un des spectateurs.
– J’ai pas compris le dénouement du cinquième acte. Qui gagne en 2020, David ou Goliath? interroge un second plongé dans ses pensées.
– Attends, je cherche l’explication sur Google ».