Quoi de mieux qu’une virée au théâtre antique pour le plus célèbre des festivals de jazz un lundi soir caniculaire ? En arrivant sur les lieux de cette soirée disco qui a tout pour tourner à la fête, on ressent déjà l’excitation d’un public qui en attend beaucoup. Aucun doute, ce soir sera mémorable.

Galliano, l’onde de choc d’un retour annoncé

Il est 20h30, on s’installe dans les gradins encore baignés de lumière dorée, cette lumière que Vienne sait offrir aux soirs d’été. Et même si quelques nuages menacent de gâcher la fête, il fait encore très chaud, les corps sont détendus en ce lundi soir estival, et quelque chose bruisse dans l’air. La promesse d’un groove fait déjà saliver l’audience. Et elle ne tarde pas à se concrétiser.

Cette soirée disco ne pouvait pas mieux commencer. Dans un théâtre bien rempli, c’est Galliano qui ouvre le bal. Après vingt-cinq ans d’absence, le groupe britannique fait une entrée punchy, directe, frontale, presque physique. Pas vraiment dans la pure tradition disco, mais bien ancrée dans celle du jazz et de cette formidable scène vivante qui irrigue Londres depuis plusieurs décennies.

Robert Gallagher mène le groupe Galliano pour son retour sur scène après 25 ans d'absence à Jazz à Vienne le 30 juin 2025. ©Simon_Bianchetti
Robert Gallagher mène le groupe Galliano pour son retour sur scène après 25 ans d’absence à Jazz à Vienne le 30 juin 2025.

À la fin des années 80, Galliano fut l’un des pionniers de l’acid jazz, ce genre hybride né entre Camden et Soho qui mêlait funk, jazz, soul, hip-hop, dub et house — une réponse vivante, radicalement anglaise, à l’uniformisation pop. Aux côtés de Jamiroquai, Brand New Heavies, Incognito ou des Young Disciples, Galliano fut l’un des premiers signés par Talkin’ Loud, le label de Gilles Peterson.

Fusion libre et organique

Sur scène, la formation explore des territoires mouvants, glissant du hard-bop au jazz-rock, convoquant dub, trip-hop, house et, bien sûr, funk. Une fusion d’une immense richesse où se croisent lignes de basse groovy, riffs de batterie cadencés, voix hip-hop tirant vers le rap, et synthés expérimentaux résolument jazzy.

Le paradoxe est assurément la recette miracle de cet audacieux cocktail : à bien y regarder, les sonorités sont parfois très expérimentales. Pourtant, elles restent accessibles, festives, envoûtantes.

Gallagher au cœur du groove

Robert Gallagher, leader et âme du groupe, mène la danse. Énergique, chaleureux, il flatte le public dans ses instincts musicaux, l’embarque d’un clin d’œil, d’un geste, d’une ligne. Il alterne funk entraînant, hip-hop sans concession, salsa rituelle, samba dévergondée, afrobeat revisitée… ou tout ça à la fois. Le climax surgit dans une série d’improvisations instrumentales : d’abord au synthé, puis à la batterie, ensuite aux percussions.

À ses côtés, Valerie Etienne, complice de longue date, pose sa voix profonde et ample, tissant une sensualité grave au-dessus de la pulsation collective.

Matière en mouvement

Sur scène, la basse épouse les riffs de guitare, les envolées des claviers, les surgissements du saxophone, les frictions des percussions, congas en tête. Chaque musicien y va de son envolée, rythmique ou lyrique : les synthés inondent le groove de leurs notes acides, la guitare délivre des riffs intemporels, la batterie trace une pulsation claire.

Et ça fonctionne. On ne distingue plus les morceaux, tant tout s’entrelace dans une dynamique continue. Ce n’est pas une suite de titres : c’est un fleuve.

Et le public ne s’y trompe pas. Il danse, il chante, il s’immerge. Une vraie claque musicale, de celles qu’on redemande volontiers, tant elles repoussent les frontières connues de la créativité, sans perdre leur âme. Un retour scénique comme on en voit peu, porté par une fusion rare, une énergie collective, et un groove qui ne triche jamais. Un départ en fanfare pour une soirée qui ne fait que commencer.

Dabeull, sorcier funk et roi de la nuit

Le public s’impatiente tandis que le DJ Harry Cover joue les prolongations. On devine l’excitation grandissante, la tension juste avant l’explosion. Et soudain, c’est l’embrasement. On vibre tant le groove qui surgit emporte tout sur son passage. Deuxième claque, sans prévenir. On est comblé : le public entonne déjà les chœurs. La magie est immédiate.

Quelle joie de retrouver, sans nostalgie déplacée, les sonorités des années 70 et 80 : une basse qui percute et fait vibrer la cage thoracique, des rythmes de batterie en hommage au funk le plus pur. Il faut dire que Dabeull, musicien et producteur français au style inimitable, nourrit son univers de synthés bien jazzys et d’arrangements soyeux. Sa recette ? Des lignes de basse contagieuses, une assise rythmique au cordeau, des claviers gorgés de soul.

Dabeull salue le public de Jazz à Vienne le 30 juin 2025.
Dabeull salue le public de Jazz à Vienne le 30 juin 2025.

En live, on retrouve tout son raffinement dans la mise en scène : une esthétique léchée, des lumières chaleureuses, une énergie collective parfaitement orchestrée. Le show est total.

Les onze musiciens font lever un public déjà rompu aux scènes de liesse dont Jazz à Vienne a le secret. La mayonnaise prend instantanément et ne retombe jamais. Humphrey Milondro et Angelina “Angy” Mayer, tous deux habitués de la scène funk contemporaine, entretiennent la flamme avec une générosité folle.

Ici, le rétro n’est pas une posture : il devient source d’inspiration pour une musique bien vivante, résolument actuelle. Dabeull mobilise le meilleur de l’instrumentation pour délivrer une pop disco-funk dantesque, dansante et irrésistible.

Fantômes du groove

La basse épouse les riffs de guitare, les envolées des claviers, les surgissements du saxophone et les frictions des congas. Et, au cœur de cet édifice, les références pleuvent comme des clins d’œil complices.

Let’s Groove d’Earth, Wind & Fire déchaîne les premières ovations. « Billie Jean », esquissée avec humour, surgit quelques secondes pour le clin d’œil. Et au sommet de la soirée, c’est « Maniac » qui explose comme bouquet final, reprenant la bande-son de Flashdance dans un écrin funky irrésistible.

Mais ici, pas de copie : ces standards sont réinterprétés, déplacés, glissés entre les morceaux originaux comme autant de passerelles vers une mémoire collective joyeuse.

Le concert est parsemé d’hommages et de références, fidèle à la culture du spectacle portée par Dabeull, personnage haut en couleur, bourré d’autodérision. Il n’y a pas à dire, il sait s’y prendre. Et ce soir, le public est conquis.

Chaque musicien s’épanouit. L’orchestration magnifie chaque individualité : tantôt les synthés inondent le groove de leurs notes acides, tantôt la guitare délivre des riffs intemporels.

Même sous la pluie, le beat ne lâche rien

Et la pluie n’arrête rien. La foule reste soudée, trempée, mais infatigable. Elle danse, elle chante, elle crie sa joie. Car, dans la fosse, le beat est ravageur. C’est tout simplement monstrueux.

Si le groove était une forme de magie, Dabeull serait un sorcier virtuose, sans concession, parfaitement maître de son tour de prédilection.

Des descentes de toms assassines, des voix qui sonnent comme dans les années 80, une section rythmique à couper le souffle. Le tout porté par un artiste drôle, généreux, qui chauffe son public jusqu’au bout d’une soirée que le Théâtre Antique ne veut pas voir s’achever.

Une claque groovy

De mémoire de Spectre, on n’a jamais connu pareille ambiance. Le show fait l’unanimité quand il récite sa leçon : un groove incarné et tranchant, qui se réapproprie la doctrine fondatrice des années 70-80 pour mieux lui rendre hommage.

Un hommage vivant et décapant, entre airs familiers et gourmandises inattendues. Chaque musicien improvise, s’épanouit. Autant le dire : la claque est immense, à la hauteur du talent de Dabeull et de son équipe.

Il est bientôt minuit, et le Théâtre Antique se vide peu à peu, pas prêt à se remettre de cette soirée mémorable. Le club joue les prolongations, mais on va dormir, le cœur encore battant. Ce soir-là, à Vienne, on a pris une première claque — une belle, de celles qui réouvrent les oreilles, nous font danser sans prévenir, et nous rappellent pourquoi on vient ici, chaque été. Demain, la fête continue, et on ne voudrait manquer ça pour rien au monde.