Tournées des zéniths, concerts sold out, scènes de festivals, disques d’or, millions de vues… Yassine avait déjà connu tout cela avant de sortir son premier projet. A travers la carrière d’Antoine, aka Lomepal, son pote de toujours, il vit déjà de près la vie fantasmagorique des artistes urbains, s’étant même fait un nom au sein de la fan base de ce dernier. Partie intégrante de sa création, il est cité à plusieurs reprises (notamment sur les morceaux « Lucy » et « 200 ») et apparaît en backeur malaisé dans le clip de « Club ». Membre de l’Ordre, collectif d’artistes œuvrant dans l’audiovisuel (productions, clips…), Yassine voulait passer de l’autre côté de la barrière de la production. D’accompagateur à rappeur. De l’ombre à la lumière.
Avoir les deux pieds solidement ancrés dans le milieu musical était un avantage préalable considérable, et le principal intéressé ne s’en cache pas : « J’ai eu des opportunités qui ont fait que ça allait être plus facile de le faire, du fait du management et des gens qui m’entourent », confiait-il à Grünt il y a quelques jours. Hayat – « vie » en arabe – a donc pu voir le jour après de longs mois de travail d’écriture et de production, précédés par un événement qui fit office de tournant : le Planète Rap de Lomepal, en janvier 2019. « Ça faisait longtemps que j’avais envie de le faire (ce projet) mais le déclic, ça a été le Planète Rap. A partir de ce moment, je m’y suis mis à 100%. »
Un projet qui aurait pu être plus conséquent au vu du nombre de morceaux que Yassine a jeté à la poubelle. Finalement, ce dernier a préféré faire dans le compact : cinq titres, un clip, pour un peu moins de quatorze minutes d’écoute. L’humilité et la prudence ont donc pris le pas sur la possibilité de commencer fort, avec un album et une grosse promo, offerte par sa position dans le milieu. Un choix louable qui découle d’une démarche qui se veut donc plus artistique qu’industrielle.
Hayat, c’est la vie de Yassine. Une identité qui se traduit d’emblée dans la forme artistique : des morceaux urbains mais musicaux sous une enveloppée orientale, matérialisée par des instrumentales évocatrices et la présence massive de la langue arabe. « Je chante une partie de mes paroles en darija. C’est le dialecte marocain. Mes parents sont originaires de Casablanca et j’ai vraiment un lien indéfectible avec le Maroc. » Néanmoins, il ne s’agit pas que de culture, mais également de processus de création : « En faisant des top lines en arabe, ça nous donnait un truc oriental, intéressant, qui allait vraiment bien. Et comme je raconte un peu ma vie sur ce projet, je trouvais ça assez légitime et original. »
Un maître-mot : la contradiction
Cette authenticité et cet hybride artistique rappellent forcément l’œuvre de son compère triple disque de platine. Pas pour rien que Yass fut l’une des clés de voûte de ce succès. Les thèmes et les structures de rimes, mises en scène d’une perpétuelle contradiction romantique coincée entre espoir et tragédie, entre sublime et grotesque, donnent à Hayat des teintes Lomepaliennes. Ou bien, ne serait-ce pas plutôt l’œuvre de ce cher Antoine qui revêt des couleurs Steinienne ? Les deux constats semblent véridiques, et on ne s’en étonnera pas en considérant la forte amitié que les deux artistes entretiennent. D’ailleurs, Yassine revendique clairement la dualité présente tout au long de son projet : « On est rempli de contradictions ».
La métaphore filée de la contradiction commence dès la couverture, qui met en opposition un diable et un lion ailé. Deux figures qui s’opposent, mais cela va encore plus loin. Le lion ailé, représentation évangéliste de Saint-Marc, est souvent accompagné d’un livre, symbole de paix et d’une épée, symbole de guerre, constituant un paradoxe à lui seul. Tout sauf anodin.
Premier son de l’EP, « 21 » est une ode aux sentiments ambivalents qui s’opposent dans le cœur de Yassine. « Un avenir glorieux contre un passé sombre », line qui incarne au mieux ce morceau, se retrouve pile-poil au milieu de celui-ci, ce qui laisse concevoir une idée d’avant/après. La phase qui suit et qui conclut le texte, « j’rêvais d’un monde meilleur mais j’ai plus 16 ans », renforce elle-aussi cette idée. Yass était un ado rêveur : il est devenu un homme pragmatique qui regarde vers 2021, l’avenir. Le clip – seule réalisation visuelle du projet – s’inscrit dans la même logique, montrant le protagoniste dans une voiture en mouvement rectiligne, sur une route jalonnée par les éoliennes, allégories des énergies renouvelables, et donc de l’avenir.
« Marrakech butter » raconte, également sur fond de paradoxe, l’histoire d’un amour déchu non pas par la haine, mais par l’inconstance. Yassine semble partagé entre colère et tristesse devant un tableau qu’il a lui-même peint. S’il regrette amèrement celle qu’il aimait – «J’voulais planter ma graine en elle, mais elle, elle m’a planté légalement » – il se présente en seul coupable de sa propre perte : « J’sais comment faire du cash, j’sais surtout comment tout perdre ». Face à cette crise intérieure, le « marrakech butter » et donc les drogues paraissent être le seul exutoire envisageable, de même que la figure de la femme revêt une symbolique diamétralement opposée à celle qu’on lui assigne habituellement : « Je suis aussi dur qu’une femme j’ai la douceur d’un allié en temps d’guerre ». Les champs lexicaux de la paix et du conflit s’opposent, et une première mesure en arabe fait son apparition, marquant les prémices d’une progressive métamorphose linguistique.
L’arabe prend toujours plus de place dans « Itissalat « (qui signifie Maroc Télécom), qui dépeint l’impossibilité d’espérer dans un monde où tout n’est qu’éternel recommencement, ou chaque guerre n’est « jamais la dernière » : « Au-dessus des flammes des drones pas des Canadairs. » Et puisqu’il n’est pas de Yassine sans paradoxe, le refrain, « Aalamoun jadid younadikoum » (« Un monde nouveau vous appelle » en arabe marocain, slogan publicitaire d’Itissalat ) est contredit par l’antithèse « Tout ce qui se gagne ça se perd ». Un morceau satirique voir cynique, interpellant sur les accointances entre la profonde nature de l’homme, individualiste, alpagué par le profit au mépris de la souffrance d’autrui, et ce qu’il reproduit au niveau géopolitique.
« Chtah » est sûrement le morceau le plus esthétique du projet. Mélange d’arabe et de français, les paroles sont plus difficiles à analyser, puisqu’issues d’un argot très personnel. Elles démontrent l’authenticité du rappeur, qui utilise ici le parler dont il use en famille. On y retrouve cependant, une fois n’est pas coutume, plusieurs ambivalences (« J’provoque une bagarre j’la sépare »…)
Enfin, on conclut sur une note totalement francophone avec le morceau « 18 », très proche de ce qu’aurait pu faire Lomepal en matière de structure. Rîmes à rebond ou « cassées », allitérations, air chantant et variations de tons, on croirait à s’y méprendre à un morceau de Flip ou Jeannine («Plus de larmes » me vient immédiatement en tête niveau rythmique). Track proche de l’egotrip inversé, elle affiche une forme de complainte presque élégiaque vis-à-vis de la solitude de l’âme, à laquelle le couplet de Slimka rajoute une touche de souffrance. Une solitude contrastée par la présence des amis, cependant supplantée par l’individualisme primaire que subit l’Homme, avec une subtile référence à Sun Tzu : « On a l’art de la guerre mais on veut tous la paix ». De quoi engendrer un sacré débat philosophique (pour une autre fois).
En conclusion, c’est un très joli premier coup de griffe pour Yassine Stein, qui rend grâce à Lorenzaccio et à l’ineffable combat intérieur que nous subissons tous d’une certaine manière, tant à travers des métaphores, antithèses et autres oxymores qu’au moyen du bilinguisme. L’équilibre entre bien et mal apparaît comme fragile, les frontières poreuses, le basculement plus que jamais proche. Les ressemblances avec Lomepal ne doivent pas être prises comme du plagiat, ni comme une inspiration, mais être mises sur le compte de la proximité des deux MCs. Elles reflètent l’importance qu’a eu Yassine dans la création d’Antoine, démontrant, s’il le fallait, que son rôle fut prépondérant dans son ascension. Au point de bientôt s’envoler, lui aussi ?