J’ai très envie de te parler d’un album fascinant que tu ne connais peut être pas. Dans le cas contraire, putain c’est super cool qu’il y ait aussi des gens comme toi sur cette Terre. Mais dans n’importe quel cas, je t’aime, qui que tu sois et où que tu sois, en Bretagne ou en Corrèze comme ce cher Jacques, peu importe et c’est ça le plus important. Si tu ne le savais pas déjà, chez Eclectic Wizard, on est là, à la cool, pour apprendre des trucs ensemble et ça c’est beau.
La galette s’appelle Sunbather et c’est signé par la formation Deafheaven. Et le machin de chez Deathwish Inc. (label indé, originaire de Salem, Massachusetts, créé, entre autre, par le chanteur de Converge, Jacob Bannon) a fait pas mal de bruit à sa sortie en 2013 donc si t’es fan de musique extrême/expérimentale ou tout simplement de musique en règle générale en mettant ta curiosité et ton ouverture d’esprit à ces fins tout à fait nobles, t’as forcément dû en entendre parler à un moment ou un autre. Garde toujours tes sens en éveil l’ami, c’est si bon ! Le peu de personnes qui me lisent savent que je ne suis pas le dernier pour faire le pitre dans ce que j’écris. T’aimes ou t’aimes pas. Je peux blaguer, ça m’arrive et ça vaut ce que ça vaut. Mais sérieusement mec, il existe tellement de moyens différents de nos jours pour découvrir tel ou tel truc ou approfondir tes connaissances sur n’importe quel sujet existant que ce serait pécher que de ne pas te laisser tenter. J’encouragerai toujours les personnes prêtes à rester alerte sur ce qui se passe en terme de musique. Et puis, tu verras, tu pourras même y prendre goût et te perdre. Mais c’est là tout l’intérêt de la diversité musicale qui nous entoure.
Et le fameux « La musique, c’était mieux avant. », ouais bah va bien te faire cuire le cul mon pote.
Alors Deafheaven, très rapidement, est un groupe originaire de San Francisco, initialement amorcée par le duo Clarke/McCoy. Le premier, chanteur, et le second, guitariste, évoluaient auparavant dans un groupe de grindcore* local : Rise of Caligula (d’ailleurs si ce n’est pas déjà fait et que t’as le temps, regarde donc l’incroyable Caligula de Tinto Brass avec Peter « Lawrence d’Arabie » O’Toole et Malcolm « Alex DeLarge » McDowell, tu verras c’est bonnard).
*le grindcore, de manière très synthétique, c’est violent (LOL). Mais ça peut être un exutoire hyper salvateur si tu prends le temps de comprendre cette musique et ses fondamentaux. Je te conseille volontiers un album comme Sounds of the Animal Kingdom / Kill Trend Suicide de Brutal Truth pour t’essayer à la chose.
Sunbather sort donc le 11 juin 2013 (le même jour que le très bon 13 de Black Sabbath) et autour de lui se forme un énorme consensus : « Bordel, c’est putain d’excellent ! »
Mais ça ne s’est pas arrêté là.
Acclamé par la presse spécialisée (ça vaut ce que ça vaut) à sa sortie, ce pur « bain de soleil black metal » tout droit venu de San Francisco vient retourner le « metal game » et devient au fil des semaines, puis des mois, l’album metal à retenir de ce millésime 2013. Justifié ? À titre personnel, je pense que oui. Sunbather est l’album de l’année 2013 (pas l’album metal, l’album tout court). Car tous genres confondus, à retenir également cette année là, on a donc eu le droit à la très bonne dernière galette de Sabbath (ça fait très spécialité bretonne je trouve « la galette de Sabbath » quand même, un genre de variante de la galette de Pont-Aven mais en plus metal quoi). On a aussi le Darkthrone de Fenriz qui balance The Underground Resistance et ça c’est toujours très sympa à s’écouter ! Enfin (et oui parce que je n’ai absolument pas écouté tous les albums sortis en 2013 – ça prendrait bien trop de temps tu t’en rends bien compte – c’est juste une grossière technique afin de te démontrer que Sunbather – sujet de cet « article » – est l’album à retenir de cette année là, habile n’est-ce pas ?), on a aussi Eminem avec The Marshall Mathers LP 2 mais c’était bien bof donc on s’en branle copieux.
Non seulement Sunbather est l’album de l’année mais, car on est maintenant en 2019 je ne t’apprends rien, c’est devenu une référence depuis. Et quand je dis que la presse spécialisée, ça vaut ce que ça vaut, je le pense mais regarde par toi même et vois comment l’album est perçu chez, par exemple, Rolling Stone (j’ai choisi RS pas forcément parce que je les lis, je ne les lis d’ailleurs jamais, c’est juste que c’est un des médias traditionnels dans le genre et que le premier magazine rock que j’ai lu dans ma vie était un numéro de Rolling Stone célébrant Jimi Hendrix pour la sortie posthume, Valleys of Neptune, ça m’a marqué putain) classe Sunbather n°1 de son « 20 Best Metal Albums of 2013 » et n°94 de son « The 100 Greatest Metal Albums of All Time » paru en 2017. Alors la 94ème place, tu pourrais penser que c’est pas foufou mais quand tu vois la chiée de bons albums metal parus depuis l’invention du genre fin des années 60 (fais donc toi le Witchcraft Destroys Minds & Reaps Souls de Coven pour comprendre la genèse du bordel, on est en 1969 et c’est prodigieux), n°94 sur un classement comme celui là, c’est vraiment pas dégueulasse surtout que Deafheaven est encore jeune et frais – le groupe a été formé en 2010 – et dès le deuxième album, trois ans seulement après sa création, BIM, ils sortent un album comme Sunbather qui claque le cul au « metal game ». Autre exemple, Pitchfork (site web originaire de Chicago, Illinois spécialisé depuis 1995 dans la musique indé ayant acquis une redoutable réputation en la matière avec le temps) le classe – avant son rachat par le groupe Condé-Nast en 2015 qui détient également Vanity Fair, The New Yorker ou Vogue – n°6 de son « Top 50 Albums of 2013 », n°1 du « The Top 40 Metal Albums of 2013 » et n°26 de son classement « The 100 Best Albums of the Decade So Far (2010 – 2014) » paru donc en 2014. Pitchwork a également salué la cover de l’album.
Tiens parlons en de cette cover de Sunbather d’ailleurs. Tout d’abord, il faut savoir que cet album, malgré tous les différents genres musicaux qu’il peut approcher, est un pur album de black metal (tu sais ce genre de musique extrême très répandu dans les pays scandinaves ayant fait parlé de lui dans les années 90 pour ses différentes attaques portées au christianisme, ça a pas mal évolué depuis haha). Et cet album, on en entend donc parler pendant longtemps et pas uniquement par rapport à sa qualité et richesse musicales parce que bordel c’est beau au niveau des compos. On en entend beaucoup parler pour sa cover…
Car c’est tout simplement un choc visuel dans l’univers black metal. Musicalement même si l’on sent clairement les influences de certains autres genres comme le shoegaze* (ou blackgaze, ce dernier étant une variante de shoegaze associé aux sonorités black metal, un des styles fer-de-lance du post-black metal), le post-rock ou certains sons propres au rock alternatif, la musique de Sunbather reste avant tout black metal. On reste ici témoin de tout ce qui a fait, en partie, la grandeur du genre, musicalement parlant du moins (c’est pas que je n’ai pas envie de parler d’incendie d’églises là tout de suite mais ça n’a pas grand chose à voir avec Sunbather), on a les blast beats symptomatiques du metal extrême et la présence de nappes formées par les guitares de Kerry McCoy, donnant ces sons longs aux rythmes peu marqués, là aussi, caractéristiques du black metal atmosphérique. Enfin, le chant criard et saturé (en gros c’est sale, c’est lo-fi) de son comparse George Clarke vient un peu plus enfoncer ce « bain de soleil » dans un terreau bien typé BM.
*le shoegaze est un sous-genre du rock alternatif. Les musiciens de cette scène ont pour habitude de jouer de manière très introspective, la tête baissée, laissant supposer qu’ils contemplent (gazing at) leurs chaussures (shoe). Le journalisme musical, c’est beaucoup d’observation t’as vu.
Et du fait de l’aspect musical black metal de Sunbather, pas mal d’amateurs et de connaisseurs de ce genre se sont senti meurtris dans leurs convictions profondes et leur amour pour ce style avec cette cover rose minimaliste. Ils ont crié au blasphème (LOLILOL).
« Mais qu’est-ce que c’est que cette cover de tarlouze !? », balance un quidam, arborant un t-shirt 1349* qui passait par là. « Même dans le black maintenant on vient nous casser les couilles avec de l’art conceptuel contemporain !? », surenchérit un autre.
*attention, j’adore 1349. C’était pour la blague.
Je trouve ça dommage qu’une cover rose ait fait chier des fans de black parce que ce n’était pas assez « trve » (« vrai ») pour eux, parce que ça ne correspondait pas à l’image traditionnelle du genre. Une cover rose pour un album black metal, c’était du jamais vu. On s’éloignait donc des typicités du black, je comprends. Mais est-ce une raison valable pour faire le gros rageux derrière son Mac ? Je ne pense pas. Un signe de fermeture d’esprit de la part d’une partie des amateurs de black ? Sûrement. Bon je provoque cinq secondes là dessus car je sais pertinemment que ce style, genre musical à part entière, a ses propres codes et des visuels tout aussi bien établis depuis. Qu’on écoute ou non ce genre musical, on se le représente tous plus ou moins de la même façon pour peu qu’on y ait été confronté ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. Ouais, le rose c’est pas black metal. Et le look BCBG des membres de Deafheaven non plus. Étonnant non ?
Par là j’entends que tout dans l’histoire de ce genre musical rappelle le noir et dans un sens plus large la noirceur. Il fait froid, c’est l’hiver, t’es en pleine forêt norvégienne avec de la neige jusqu’en haut de tes rangers, ça c’est black metal. Regarde par toi même et mate moi ce con de Abbath.
Donc quand Sunbather débarque avec tout ce rose, cette rondeur, ce réconfort, ce titre d’album évoquant directement la chaleur et l’été, on est très loin du guignol qui court dans les bois avec sa hache. C’est ce qu’on appelle un bon contre-pied des familles. Et ça, le fan de black un peu « concon » sur les bords, bah il a du mal car il est en face d’un album de black metal (même si on a vu précédemment que Deafheaven incorpore d’autres éléments à leur musique) mais le visuel ne colle pas. La scène black qui a toujours, plus ou moins, su apporter de la transgression se voit avec cet album transgressée. Le transgresseur transgressé quoi… Rappelle toi l’histoire avec l’arrosoir..
Tout cela a suscité haine et admiration à l’égard du groupe. Autant adulé par la presse spécialisée que conchié par une bonne partie des « trve black metalheads » (ouais dans le metal, on adore l’auto-proclamation). Mais dans tous les cas de figure, on ne reste pas indifférent à leur démarche.
Alors quid de tout cela ? C’est de la bonne branlette artistique des familles ? On est sur de la provocation bête et méchante envers un style de musique dont on sait qu’une bonne partie des fans est relativement sectaire donc on met un bon gros rose pour faire chier ? Sunbather est si profond qu’il nous questionne sur notre propre rapport à l’imagerie black metal ? Tout cela sert uniquement l’époque numérique dans laquelle nous vivons tous, histoire de faire le buzz ?
Ouais t’as vu, il y en a qui se sont vraiment retourné le cerveau concernant cet album (LOL).
Surtout que l’album suivant New Bermuda n’a pas du tout subi le même traitement. Il n’y d’ailleurs pas eu de buzz le concernant à ma connaissance. Passé presque inaperçu, il n’a fait parler de lui que parce que ce fut le successeur de Sunbather.
Donc c’est quoi le délire ? Le rose pose problème et c’est marre ? Et bien oui en fait et le truc a pris des proportions incroyables.
Alors que fondamentalement, on est face à de véritables artistes développant leur musique sur tous les aspects, y compris l’aspect visuel. Et il fallait juste faire quelques petites recherches pour le comprendre. La cover, créée par Nick Steinhardt du groupe de post-hardcore Touché Amoré (également chez Deathwish Inc., la famille) avec pour base de travail une photo de Ryan Aylsworth, est là pour représenter ce que l’on peut voir à travers nos paupières quand on fixe le soleil.
Donc on élimine l’aspect « provocation », ce dernier n’étant pas du tout un élément-moteur pour le groupe (même si je pense qu’ils ont dû bien se marrer en voyant qu’ils avaient fait chier une bonne partie de la communauté BM). Je ne pense pas non plus que la démarche de Deafheaven était, en tout cas de manière purement consciente, de nous questionner sur notre rapport à l’imagerie black metal ou du moins d’imposer une cover rose pour prendre directement le contre-pied du noir ambiant des covers traditionnelles de ce genre. La genèse de tout ça est éminemment plus personnelle.
En effet, Clarke inscrit Sunbather comme un album conceptuel. L’album traite en effet de la profonde tristesse, de la frustration et de la colère que l’on peut ressentir dans la quête de la perfection, lutte constante. En attendant la panacée universelle, Sunbather, objet artistique, est le rêve lucide, promesse lointaine et proche à la fois d’amour et de chaleur face à la vie. Il faut savoir que l’album est une ode à l’idéalisme et à la douleur inhérente à ce concept dont souffre l’idéaliste vis à vis de sa condition. En effet, l’idéaliste se sert de son imagination et use de représentations mentales et formes abstraites à des fins personnelles, souvent à la recherche de perfection standardisée. Tout découle de l’esprit, y compris la réalité. Il se choisit une réalité, la fait sienne dans son esprit, finalité douce-amère quand cette lutte pour la perfection se heurte, de facto, au réalisme.
Ce rose de la cover sert donc un propos, un concept, défendu par le groupe. Ouais, remémore toi les fois où t’étais allongé dans l’herbe au soleil. À travers tes paupières, ne voyais-tu pas cette même teinte ? Un rose chair parcouru de quelques nuances, mélange de couleurs chaudes et de luminosité à peine voilée. Il est là le concept derrière Sunbather. Et je trouve ça tellement stimulant et satisfaisant de voir des gens bosser dur et aboutir à un concept personnel mais aussi universel et d’arriver de manière habile à le retranscrire même jusque sur la cover de l’album. Parce que franchement, on est entre nous là, mais n’as-tu jamais rêvé, allongé au soleil, d’une autre possibilité plus réjouissante que celle dans laquelle tu te trouves, alors émotionnellement parcouru à la fois d’une certaine tristesse, d’une nostalgie fantasmée, inédite, inatteignable mais pourtant si familière – le seul endroit où t’as pu la « vivre » étant ton esprit – et en même temps, de manière paradoxale, tu te sens submergé par une immense vague de chaleur et de bien-être voire d’amour. Car on va pas se mentir, on a tous un petit côté idéaliste en chacun de nous. C’est ce qu’évoque cet album les amis.
Tu trouves toujours que c’est de la branlette après ça ? Moi pas. Et le truc absolument cool à propos de ça c’est que les rageux ne voyant que le rose de la cover ont été les meilleurs promoteurs de cet album et ont, à eux seuls, largement contribué au buzz autour de Sunbather. Alors l’argument de l’époque numérique où il faut être de partout sur les réseaux, je veux bien, mais Deafheaven n’en est pas l’instigateur, du moins pas directement (même si encore une fois, ils ont dû être bien contents de voir que tout le monde parlait de leur album et que le délire ait pris des proportions incroyables en raison d’une cover). Le truc était parfaitement pensé et maîtrisé de leur côté et certaines personnes ont pris le parti pris (hohoho) de leur vomir dessus. Grand bien leur fasse…
Rapidement, on peut mentionner l’apparition en tant qu’invité de Stéphane « Neige » Paut du groupe français Alcest (groupe incroyable, il faut que t’écoutes leur album Écailles de Lune, c’est juste magnifique) sur le morceau « Please Remember », deuxième interlude de Sunbather, lisant un passage du roman de 1984 de Milan Kundera : L’Insoutenable Légèreté de l’être. Et puis troisième et dernier interlude avec le morceau « Windows » et ses deux samples audios. Le premier étant un enregistrement du guitariste McCoy pendant un deal de drogue – à l’époque de l’enregistrement de Sunbather, McCoy était addict aux opiacés – et le second est un enregistrement live d’un prédicateur de San Francisco. Je vous laisse avec ça haha. Enfin pas tout à fait, voilà ce que dit Clarke à ce sujet :
« Thematically, it’s supposed to be about this guy talking about the evils of hell intermixed with one’s own personal hell and the actual realities like addiction and self-worth, not the fire and brimstone. [McCoy] didn’t have a lot of money, and he was kind of desperate; he’s showcasing the true horrors that are here on earth—one’s own personal demons. »
À l’écoute règne un côté clairement mélancolique au sein de cet album, le tout doublé d’une profonde envie de contemplation, de passivité même. On reste là volontiers (par « là » j’entends l’endroit où tu te trouves quand tu lances la galette), à se laisser porter par l’ambition et l’ampleur de la créativité de ce projet. Le chanteur George Clarke dit d’ailleurs à ce sujet que l’album est fait pour être écouté « in one sitting all the way through ».
Là où Sunbather fait très fort, c’est qu’il a l’aptitude de capter l’attention de personnes qui, d’ordinaire, n’écoutent pas de musique extrême et en cela réside sûrement la pièce manquante du puzzle expliquant pourquoi un album comme celui là avec le type de musique proposé par Deafheaven a connu et connaît encore aujourd’hui un si grand enthousiasme et intérêt.
Alors je veux surtout pas te gâcher la surprise donc je vais me garder d’en dire trop car Sunbather est de ces albums qui, si on lui porte une oreille suffisamment attentive, peut véritablement avoir une résonance en chacun de nous et qui, et c’est ça le plus magique, aura un écho différent suivant qui on est, notre parcours, ce qu’on a vécu et par quoi est-on passé… Ce n’est sûrement pas de l’ordre de la révélation, ça ne s’impose pas, à aucun moment. On est, là, sur quelque chose de beaucoup plus subtil, de beaucoup plus nuancé, de beaucoup plus modeste, on est avant tout sur quelque chose de solaire et cela fait du bien. Faut lui laisser sa chance mais je pense que ça en vaut la peine. Comme dirait l’autre, « Le jeu en vaut la chandelle Larmina. ».