Présenter un texte incomplet et irrecevable
La réforme des retraites est sans aucun doute un projet particulièrement ambitieux mené par le Gouvernement. C’est en tout cas un projet ambitieux de démolition du modèle social créé dans l’après-guerre qui repose, rappelons-le, sur un changement fondamental dans la conception de la pension de retraite : d’un système par répartition où les actifs financent les pensions des retraités, la réforme installe un système par capitalisation où le principe du point confie à chaque travailleur la responsabilité de cotiser pour sa propre retraite.
Arrivé à l’Assemblée Nationale dans une version très incomplète, ainsi que l’a signalé le Conseil d’Etat, le texte présente des zones d’ombre majeures. Le Conseil d’Etat déplore notamment les « projections financières lacunaires » ainsi que les délais donnés pour étudier le texte.
« Le Conseil d’Etat souligne qu’eu égard à la date et aux conditions de sa saisine, ainsi qu’aux nombreuses modifications apportées aux textes pendant qu’il les examinait, la volonté du gouvernement de disposer de son avis dans un délai de trois semaines ne l’a pas mis à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé. »
Il alerte également sur le recours massif aux ordonnances (29 ordonnances prévues) et les risques juridiques qui en résultent. Enfin, le Conseil souligne l’inconstitutionnalité de certaines dispositions comme la revalorisation salariale des enseignants via des lois de programmation. Pour l’instance, c’est un recours massif, y compris « pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite », ce qui « fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme et, partant, de sa constitutionnalité et de sa conventionnalité ».
Bref, le texte est suspect, tendancieux et, visiblement, il mérite d’être examiné en profondeur par le Parlement.
Brasser des éléments de langage avec des concepts opérationnels
Très vite, on a vu un défilé de Marcheurs dans les médias, venus défendre un texte que beaucoup ne comprenaient même pas armés d’éléments de langage qui obstruent la clarté des choses. A ce sujet, je renvoie vers l’excellente chronique du non moins brillant Clément Viktorovitch qui évoque la prise en otage des mots pour dévoyer le réel et, in fine, pour masquer la violence de la société (lien de la vidéo). Répétés, asséner à la télévision, à la radio, sur les journaux, certains termes ont édulcoré le projet porté par le Gouvernement. Les principaux concernés ont répété que c’était un projet de « justice sociale », de « bon sens » ou encore d’« égalité », autant de termes qui évoquent en nous des choses positives. Or, le projet incarne tout l’inverse. Sorti des concepts opérationnels, il renvoie à l’abolition d’un système de solidarité nationale envers les plus anciens au profit d’un système du chacun pour soi. L’objectif est toutefois très simple : il s’agit de convaincre quitte à dévoyer la réalité grâce à la performativité du langage. Cette astuce n’a rien de révolutionnaire, mais En Marche la consacre à un tel sommet qu’il semble souvent que la prophétie de Georges Orwell dans 1984 se soit réalisée.
Accuser l’opposition d’obstruction lorsqu’elle s’oppose
Peu à peu, l’opposition a servi au Gouvernement pour trouver un coupable. L’image est intéressante : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. C’est précisément ce qu’a fait la Majorité. En accusant l’opposition de saboter le débat en inondant l’Assemblée d’amendements inutiles dans le seul but de ralentir l’examen du projet de loi, elle a trouvé un prétexte pour se passer du vote des députés, le représentants du Peuple.
Bien sûr, le nombre d’amendements déposés sur le projet de réforme des retraites est considérable puisque 41 000 ont été recensés. On notera qu’on est toutefois loin des 137 449 amendements lors du projet de privatisation de GDF en 2006. A mon sens, il faut ici prendre à contrepied cette approche : quelle autre arme a l’opposition face à un projet qu’elle rejette profondément si ce n’est le droit d’amendement ? Est-ce trop sur une loi mal écrite, in-finançable, sans doute inconstitutionnelle qui saborde à ce point le système actuel ? Dès lors, faut-il rejeter la faute sur une minorité qui tente, tant bien que mal, de résister à une majorité législative qui, de toute façon, aura le dernier mot ? Il faut même aller au bout de la réflexion : l’opposition doit-elle laisser travailler facilement la Majorité qui est désormais, d’après tous les sondages d’opinion, minoritaire sur le projet de retraite ? Doit-elle laisser imposer à tous les Français un projet porté par une minorité ? Je rappelle aussi que le droit d’amendement est essentiel et que bon nombre de ces milliers d’amendement sont essentiels sur le fond, notamment pour ce qui concerne le financement alors que le Gouvernement n’a même pas attendu la fin de la Conférence sur le sujet qui se déroule actuellement pour passer en force.
L’aubaine de l’épidémie : le retour de la Terreur
Alors que le climat social devenait tendu, il fallait vite trouver un moyen de distraire, de divertir et même de briser le mouvement ascendant de la contestation. Véritable aubaine politico-médiatique, le nouveau Coronavirus, tout droit venu de Chine, est venu offrir un nouveau sujet aux médias. Angoissant, effrayant, propice au buzz, aux débats et à l’info en continu, il a partiellement éclipsé le projet sur les retraites. Alors, le Gouvernement en a profité pour annoncer des restrictions sur les rassemblements d’abord de + de 5 000 personnes puis de plus de 1 000 personnes. Toutefois, les manifestations ne seront pas interdites parce qu’elles sont « utiles à la nation » selon le Ministre de la santé. La ficelle serait trop grosse et rien ne sert d’en arriver là. Ce qui compte, pour les médias, comme pour le Gouvernement, c’est la peur et la panique qui en résultent. Cela permet de booster les audiences pour les uns et de changer la hiérarchies des priorités pour le peuple chez les autres. En fait, le nouveau coronavirus a bouleversé les priorités, en tout cas dans les médias, au point que la réforme des retraites ne soit plus une priorité totale pour les Français. C’est une bonne chose pour le Gouvernement qui peut ainsi éparpiller les grèves et décomposer le mouvement social qui se fait moins pressant, distraire les masses et enfin réduire les libertés. Il y a là contrôle du peuple par la peur et l’instigation d’une certaine Terreur. Le climat est propice et les élections municipales approchent, il est temps de lancer l’assaut.
Dégainer le 49, 3 : dévoyer la réalité par les mots
Le 29 février 2020, Edouard Philippe annonce que le Gouvernement engage sa responsabilité sur la proposition de texte de loi en faveur de la réforme des retraites, faisant ainsi usage de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution française qui autorise un Gouvernement de faire passer une loi sans vote de l’Assemblée Nationale (il permet au Gouvernement de réécrire un texte en intégrant des amendements de la majorité et de l’opposition). La première anomalie à ce niveau est d’accuser l’opposition de vouloir le 49,3 et d’avoir contraint le Gouvernement à le faire. C’est impossible dans la mesure où le 49, 3 est normalement utile quand on n’a pas de majorité. Or, la majorité d’En Marche est largement suffisante pour faire voter le texte. En faisant ça, le Gouvernement s’est surtout évité d’attendre l’après-municipales et la déroute que bon nombre d’observateurs annoncent pour le parti et le risque de voir les frondeurs se multiplier sur les bancs de l’Assemblée. D’autre part, on a entendu de nombreuses fois « Le 49, 3 est un instrument démocratique », notamment dans la bouche d’Edouard Philippe. C’est faux. C’est un instrument prévu par la Constitution, certes mais pour le reste, c’est une affaire d’opinion, pas de faits. Ce qui est en revanche certain c’est que la méthode du Gouvernement est loin des démarches les plus respectueuses de la démocratie puisqu’il gouverne par ordonnances, par décrets et en utilisant le 49, 3 à l’Assemblée Nationale. On parle donc bel et bien d’un pouvoir qui agit de façon autoritaire, technocratique et en dépit de l’opinion publique. Le pouvoir parle de la démocratie, se cache sans cesse derrière la Présidentielle et les législatives de 2017 en en appelant à la légitimité démocratique, mais en oubliant de rappeler que le projet n’est pas celui promis par Emmanuel Macron en campagne (il promettait notamment de ne pas toucher à l’âge de départ en retraite prévu à 62 ans à son élection). Une nouvelle fois, ce sont les éléments de langage qui ont sauvé la Majorité puisqu’elle se défend surtout sur la base de la légalité de sa réponse. Mais en faisant cela, elle déplace le curseur en oubliant le fait démocratique. Et si rien ne permet de dire qu’il y a litige constitutionnel sur la conduite du pouvoir autoritaire (en dehors du texte de loi retoqué par le Conseil d’Etat), il y a matière à débattre sur la considération de la Majorité sur les pratiques vertueuses en matière de démocratie. Et il y a de quoi s’interroger sur le fond, et même sur la forme quand on traverse une telle crise démocratique et que la seule réponse est de marcher toujours plus seul vers un horizon qui s’assombrit mais dont les grands leaders n’ont visiblement que faire. Désintox allume la lumière de l’autre côté du chemin.