Dans ce flou médiatique, les plateaux TV deviennent des parloirs et court-circuitent la justice en donnant la primeur à l’opinion plutôt qu’aux faits. Nicolas Sarkozy l’a bien compris. Son autodéfense bien huilée exploite toute la complicité d’un système médiatique déviant qui a délaissé l’investigation, la recherche de la vérité et la divulgation des faits au profit d’un buzz réhabilitatoire pour les personnalités incriminées par la Justice. Rappelons-le : Nicolas Sarkozy a été condamné pour corruption, une première pour un ancien chef d’État en France. Le voici qui vient retrouver sa virginité politique sur un plateau dont il sait qu’il sera complaisant et au-devant d’une audience qu’il sait acquise.

C’est une interview psychologique, une sorte d’interview confession dans laquelle les questions sont naturellement portées sur l’émotion et pas sur les faits. Ce biais dédouane Nicolas Sarkozy de toute justification et le place dans une posture des plus confortables. Comme à son habitude, il répond par la victimisation. Comprenez qu’il subit un acharnement judiciaire totalement illégitime visant à le faire tomber. C’est un procédé rhétorique bien connu et assez efficace quand on connaît la cote de popularité de l’ancien Président auprès d’une frange de l’électorat de droite. Dès le début, il joue sur le registre des émotions, rappelant qu’il « subit ce harcèlement depuis dix ans« . Il utilise d’ailleurs un procédé d’emphase avec une énumération en faisant la liste des moyens « considérables » selon ses propres termes déployés pour « absolument trouver quelque chose à [lui] reprocher« . À ce niveau et, dès le début de l’entretien, le baron de la droite joue une partition qu’il maîtrise à merveille. On notera aussi, dans la panoplie des stratégies d’argumentation, l’utilisation d’une remarque démagogique : « il faudra d’ailleurs qu’un jour, ceux qui ont engagé toutes ces actions disent aux contribuables français combien cela a coûté« . 

Passée la victimisation, il assène qu’il ne lâchera rien, qu’il se battra jusqu’au bout : « je ne baisserai pas la tête, c’est une injustice« . En guise d’apothéose, l’ancien Président prétend agir, non pas pour lui, mais dans l’intérêt commun car « ce qui [lui] arrive peut arriver à n’importe qui« . Il s’agit bien sûr d’une manipulation fondamentale des faits. Déjà, tout le monde n’est pas ancien président de la République. En outre, la justice a fait son travail et elle a porté le coup fatal en condamnant Nicolas Sarkozy à 3 ans de prison dont 1 an ferme. Mais sur TF1, l’ancien locataire de l’Élysée se sait en terrain conquis, chaîne qui n’est pas choisie par hasard. Il opère alors une entreprise de défense qui se lit comme une stratégie de réhabilitation. Si Nicolas Sarkozy n’est vraisemblablement pas exempt de tout soupçon (rappelons toutefois qu’il a fait appel et qu’il est, par conséquent, de nouveau présumé innocent), il se refuse à cet état de fait en œuvrant de tout son verbe pour déformer la réalité à souhait. Ce faisant, et bien que l’option publique n’ait pas de prise sur la justice, le tribunal médiatique auquel il se remet se rend complice de son habile dessein.

Ce qui transparaît dans la rhétorique de défense de Nicolas Sarkozy, c’est la banalisation volontaire, et paradoxale, de sa situation. À maintes reprises, il se place en citoyen lambda, en justiciable comme les autres, le commun des mortels. Paradoxal car, dans le même temps, il suggère fortement que c’est sa posture d’homme politique de premier plan qui lui vaut cette chasse aux sorcières.

Intervient, au bout d’un long monologue de l’ancien chef de l’État, la première véritable question de fond de Gilles Bouleau à savoir « Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas réussi à convaincre la justice de ce pays ? » ce à quoi Nicolas Sarkozy ne se fait pas prier de répondre à coups de biais et de déformation des faits. Or, voici le premier problème du travail journalistique bâclé (volontairement) de TF1. Le présentateur chevronné va directement sur le terrain de la conviction. Pourtant ce n’est pas de convaincre de sa bonne foi dont il s’agit pour Nicolas Sarkozy (ce qui relève du registre des sentiments, des impressions et de l’opinion) mais bien de prouver son innocence (si tel est le cas). Et pour ce faire, ce-dernier dispose d’outils juridiques dont son armée d’avocats s’est sans doute assurément saisie. D’ailleurs, s’il en est réduit à venir se défendre par rhétorique sur le plateau du JT du 20h de TF1 (territoire on ne plus rallié à sa cause), c’est parce qu’il sait qu’il a déjà perdu une manche dans la mesure où les médias n’influencent pas la justice et que la rhétorique politico-médiatique, aussi bénéfique soit-elle auprès de l’opinion publique, n’est pas performative et ne présage rien de ce qui ressortira d’un acte juridique.

Dans cette séquence, Nicolas Sarkozy se met en scène comme une victime et martèle sa « bonne foi« . Il introduit alors le champ lexical de la vérité, fait usage à plusieurs reprises de termes en ce sens et revient à sa stratégie, qu’on peut qualifier de fil rouge, de victimisation. À ce stade, il renverse même le paradigme en rappelant que ce n’est pas à lui de prouver sa bonne foi mais à la justice d’en apporter les preuves. Aussi, et c’est le second point qui pose problème dans cette interview, il ne semble pas que Gilles Bouleau ait pris soin de réellement la préparer. Jamais, ou presque, ne se risquera-t-il à interpeller l’ancien Président sur la base de faits, avec des questions dérangeantes à même de le mettre en difficulté. Au contraire, il enchaîne les lieux communs, plaçant Nicolas Sarkozy en pole position pour maîtriser, en chaque instant, ses réponses et dérouler son argumentation.

Au bout de cinq minutes d’interview, Gilles Bouleau sort enfin une question sensée. Tout en prenant soin de rappeler que Nicolas Sarkozy est avocat (et ça a toute son importance pour prouver qu’il cherche à tromper son monde), le présentateur du 20h indique, à raison, qu’en « droit pénal, il n’est pas utile d’apporter la preuve mais qu’un faisceau d’indices concordants, graves, suffit et c’est sur cette base que vous avez été condamné« . Cette remarque ne déstabilise que trop légèrement Nicolas Sarkozy qui contre-attaque en demandant qu’on lui donne les preuves et que ce faisceau d’indices n’existe pas. À cet instant, on retrouve aussi le fil de la rhétorique sarkozyenne qui consiste à établir des parallèles peu adaptés pour se sortir de l’embarras. Aussi trouve-t-il le loisir d’assimiler les écoutes des échanges téléphoniques entre un avocat et son client à celles d’un médecin et son patient, omettant, à cet endroit, d’indiquer que c’est pourtant légal dans certaines conditions. Pour rappel, le Code de procédure pénale autorise qu’un avocat soit écouté s’il existe des indices portant à supposer qu’il a lui-même participé à commettre une infraction et moyennant l’information de son bâtonnier (représentant). Mieux, ces fameuses écoutes ont bel et bien été validées par la Chambre criminelle considérant que ces conversations étaient étrangères “à tout exercice des droits de la défense” et révélaient “des indices de la participation de l’avocat (interlocuteur) à des faits susceptibles de qualification pénale”. Par conséquent, et en cet instant, Nicolas Sarkozy ment sciemment. Pour se sortir du pétrin, celui-ci contre-attaque en ciblant un certain Monsieur Amar, responsable selon lui de faits suspicieux. Cette stratégie rhétorique lui permet de jeter le doute sur un autre individu et de se disculper.

À la troisième question de Gilles Bouleau sur les nombreux recours encore possibles et la durée potentielle de ces péripéties judiciaires, Nicolas Sarkozy engage alors un échange direct avec les Français en déclarant « Je veux dire aux Français« . Cette interpellation contribue à marquer son audience, et par ces mots, il s’en remet au peuple pour rétablir son innocence. Et lorsque Gilles Bouleau, mollement, lui demande s’il remet en cause le travail de la justice, il prend soin (car sans doute sait-il les risques qu’il prendrait) de déclarer qu’il fait la différence entre le « comportement de certains et une institution » qu’il respecte, selon ses propres mots. Il rappelle qu’il fait confiance à la justice dont « l’immense majorité de ses membres sont honnêtes » mais, ce faisant, et j’aime à le répéter dans Désintox, il introduit le doute, non méthodique, mais bien arbitraire, sur la base des émotions. En fait, Nicolas Sarkozy se complaît dans le registre du pathos. Et si son verbe est assurément maîtrisé et son argumentaire bien bâti, il est facilement décryptable.

Plus tard, Gilles Bouleau lui sert une question sur un plateau, suggérant une éventuelle revanche des magistrats suite à des mots très durs de Nicolas Sarkozy à leur encontre. L’ancien président relève la remarque mais la balaie, comme pour insister sur sa dignité à l’égard de la situation. Mais il bénéficie directement des remarques car, par leur intermédiaire, le journaliste accrédite la thèse portée, subliminalement, par le leader de la droite : celle d’une grande machination pour lui nuire. Alors, il répond malicieusement « Je ne peux pas le penser« , marquant une pause, « et je ne peux pas le dire, justement parce que j’ai été président de la République » admettant, dès lors qu’il le pense mais qu’il doit se garder de le déclarer. Cette finesse dans le verbe lui permet de suggérer sans dire, de féconder l’opinion des téléspectateurs sans être répréhensible aux yeux de la justice. Ce passage conforte la stratégie de Nicolas Sarkozy, lequel commence systématiquement par se dédouaner par le biais de formules banales telles que « Je respecte la justice » avant d’apporter son lot de reproches voire d’accusations dissimulés.

Pour autant, plusieurs signes montrent la difficulté de Nicolas Sarkozy à rester calme. Aussi veut-il clamer son innocence en répétant ses éléments de langage, notamment l’absence de preuves : « on n’a rien trouvé, rien, absolument rien« . Ses phrases semblent dictées par un élan peu naturel d’autodéfense qu’emploierait précisément un individu à la culpabilité exacerbée par des circonstances contraires.

L’échappatoire préféré de Nicolas Sarkozy reste l’invocation de la vérité suprême. Aussi place-t-il encore les Français comme témoins de sa bonne foi lorsqu’il déclare : « Je veux dire aux Français que je ne les ai jamais trahis » puis il reprend son vocabulaire guerrier, expliquant qu’il ira « jusqu’au bout parce que, jamais dans [sa] vie, [il n’a] supporté l’injustice et ce qui se passe aujourd’hui est une injustice profonde. Je la donnerai, et la vérité explosera […] J’irai jusqu’au bout« . Et c’est assez amusant de voir de quelle façon Nicolas Sarkozy organise sa défense médiatique, en plaçant les téléspectateurs en juges de sa bonne foi, en témoins de son honnêteté ensuite, en complices, enfin et par la même occasion, de ses compromissions.

En fin d’interview, Gilles Bouleau interpelle Nicolas Sarkozy, placé par les sondages comme la personnalité de droite préférée des Français, sur l’éventuelle incompatibilité d’une potentielle candidature à la prochaine présidentielle avec ses déboires judiciaires. Avisé, l’ancien Premier Ministre de Jacques Chirac tempère en expliquant qu’il ne mélange pas la politique et la justice. Puis il attaque directement le procureur à travers une rhétorique politique assez efficace : « les seuls qui font le calendrier politique, ce sont les Français« . Encore une fois, il s’en remet au peuple, il le prend à témoin et l’érige plus qu’il n’a pu le faire au cours de son mandat comme seul dépositaire de la démocratie.
Tout se termine sur un laïus sarkozyen, une déclamation qui nous met la larme à l’œil, sans que l’interview n’ait jamais vraiment permis de toucher au fond, seulement de toucher le fond, celui de l’abyssale nullité des journalistes politiques bien trop occupés à ne pas froisser un ancien Président qui, encore aujourd’hui, conserve une stature et une immunité morale inaliénable, laquelle ils ne sont visiblement pas prêts de bousculer. TF1 a fait du TF1 : du pathos dans le texte, du morose dans le journalisme mais du virtuose dans la médiocrité. Désintox condamne l’indolence crasse d’un système médiatique embourbé dans sa frilosité.


Pour aller plus loin, l’excellent travail des Audiences Consolidées :