C’est un classique de la rhétorique politique française : si on ne sait plus de quoi parler, on parle du voile. Nul besoin d’en rajouter, on a compris la manœuvre. Ce qui est intéressant, toutefois, c’est la désignation par certains d’un ennemi commun à l’intégrité nationale, aux valeurs françaises qui seraient en danger. Encore plus intéressant est de constater que ce n’est plus seulement Éric Zemmour et ses erzatz journalo-polémico-médiocres qui brandissent l’Islam comme la menace au bien commun français, mais que ce discours résonne aussi dans les milieux journalistiques et politiques dits conventionnels, modérés, libéraux. Bien sûr les mots ne sont pas les mêmes, l’intention non plus, mais la rhétorique reste : regardez ceux qui, différents, sont illégaux. Il n’est pas question de tergiverser sur l’interprétation de la loi sur la laïcité de 1905, sur la définition de la culture française, mais d’interroger l’intérêt réel pour de tels débats de ceux qui les lancent, de ceux qui, à tout prix, doivent trouver quelqu’un sur qui pointer son doigt.
La faute aux cocos
Pendant longtemps ce fut simple. Si quelque chose va mal, c’est la faute des communistes. Si les gouvernements prennent de décisions contraignantes, c’est pour éviter les communistes. Petit problème aujourd’hui, on a perdu les communistes. Imaginez la détresse de tous les experts en anti-Kremlin, des stratèges de maintien de dissuasion mutuelle, et des politiques néo-conservateurs comme libéraux, qui d’un coup ont perdu l’altérité légitimante du bloc de l’Est. Il faut, pour préserver la mise en récit de l’action nationale, et pour plus simplement préserver des emplois, trouver le « bouc émissaire » girardien, celui qui canalise les colères, efface toutes autres oppositions face à un manichéisme enfin retrouvé.
« The West against the Rest »
Heureusement un homme surgit au début des années 1990. Mi-politique, mi-universitaire, Samuel Huntington sort son article Le choc des civilisations, dans lequel il décrit un monde en tensions culturelles (et plus politiques), entre l’Occident et ce que Bush décrira comme « l’axe du mal » en 1993, l’axe islamo-confucianiste. Pour faire simple, le Nord contre le Sud, « the West against the Rest ». Si n’importe quel chercheur en relations internationales auraient ri au nez d’une thèse si absurde, elle gagne en popularité dans les milieux politiques et stratégiques, permettant de relégitimer les institutions de la Guerre Froide et ses salariés (comme l’OTAN par exemple).
Destin ou paranoïa française ?
Mais si on maintient ainsi l’existence d’une menace, on en redéfinit aussi la nature. Le choc est culturel, il y a donc risque non seulement d’un conflit territorialisé, mais aussi d’une pénétration culturelle bouleversant les traditions et l’ordre des pays du Nord. C’est déjà toute la rhétorique de l’extrême droite contemporaine, le risque d’un Grand remplacement, démographique et culturelle. Toutefois, non seulement cette menace factice nourrit la paranoïa conservatiste, mais elle s’immisce aussi dans le répertoires de justification des partis au pouvoir, de façon plus pernicieuse, pour justifier une politique sécuritaire et une laïcité rigide. Ainsi on a vu des Claude Géant enthousiasmé du retour de la police dans les banlieues, Manuel Valls radicalisé faisant entrer l’Etat d’Urgence dans le Droit Commun, ou Christophe Castaner encenser un maintien de l’ordre paramilitaire. La frontière entre sécurité intérieure et extérieure devient floue, la real politik s’applique au contexte national, au détriment des libertés publiques et de l’esprit des lois, bien plus attaquées par les rhétoriques oppressantes que par la prétendue menace venant du Sud. On ne peut nier évidemment l’existence d’un terrorisme international s’attaquant à l’Ouest, mais il est nécessaire de le différencier d’une hostilité généralisée et d’une opposition fataliste entre plusieurs zones culturelles irréconciliables.