Dans la plupart des mouvements féministes, la langue se veut explicitement réappropriée par le biais de l’écriture inclusive, forme scripturale d’un idéal égalitaire. Pour changer le monde il faudrait alors d’abord changer les mots qui désignent ce monde. Il n’est plus nécessaire de démontrer le caractère masculiniste de la langue française, institutionnalisée par l’Académie Française. Cette Académie ressemble bien plus à un monastère rempli de vieux monsieurs aigris par l’âge et le poids des traditions qu’à une association bénévole déterminée à accompagner l’évolution du langage, et donc de la réalité que ce langage décrit.
Unir les Hommes, trouver un langage commun
Pourquoi tant protéger la langue ? En 1539 François 1er fait du Français le langage officiel de l’administration du Royaume. Ainsi, il espère diffuser sur tout son domaine la même façon de communiquer, la France étant un territoire aux dialectes régionaux multiples. En normalisant la langue, François 1er reconnecte le peuple et le roi, et affirme son absolutisme , sa supériorité dans une société de corps, dont il est la tête. En parlant de la même façon, les sujets français s’affilient et se soumettent dans le même temps à l’autorité royale.
Par la suite, les moultes révolutions européennes du XIXème siècle sont initiées par une poussée d’un sentiment d’appartenance à une même communauté. Une même communauté historicisée, mythifiée, une même communauté des mœurs, et donc de langage. Les finlandais, pour trouver leur indépendance éditent les règles de leur propre langue, le finois. Les québécois, pour s’affirmer comme indépendants du Canada, sous l’autorité de la Couronne Britannique, et donc de l’Eglise Anglicane, intègrent à leur français des expressions anticléricales, faisant d’un petit meuble où l’on range les cierges une insulte d’usage courant « Tabernacle ! », entre autres. Que l’initiative vienne de l’autorité suprême du monarque absolu ou émane de la volonté populaire, le langage est toujours constitué pour que les identités plurielles puissent s’épanouir dans l’unité, l’unité nationale.
Dialectes et exclusion
Cela dit, la longue marche des Nations aboutit à deux guerres mondiales, au colonialisme, au rejet d’autrui. Car se créer en tant que peuple, c’est définir ce qu’est l’autre. Le nationalisme et le repli sur sa culture supplante le désir d’union. La guerre dégoute de l’idée de nation comme première définition de soi. Les individus émergent du peuple. Le plus important n’est plus que tout le monde parle français, mais que les individus dans leurs groupes sociaux les plus proches, entre amis, en famille, se comprennent. Argot, verlan, anglicismes, expressions personnelles surgissent entre les différents cercles de sociabilité des individus. Parfois ils doivent réapprendre à parler, à communiquer de faon différenciée entre ces différents groupes. Car se créer en tant que groupe, c’est conditionner l’accès à celui-ci par le moyen de communication qui est privilégié.
La Novlangue au service des intérêts privés
« Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer »
Dans 1984, G. Orwell invente le novlangue¸ la langue imposée au peuple par le gouvernement autoritaire et omnipotent de sa dystopie. En restreignant la définition et l’usage des mots, il restreint la liberté de penser et d’utiliser ces mots pour pouvoir le contredire. L’expression novlangue est depuis entrée dans le vocabulaire courant, désignant les néologismes et anglicismes imposés à la société par les hautes sphères médiatiques et politiques. N’ayant pas le contrôle sur ces mots, le peuple ne peut s’approprier un langage qu’il subit dans l’acception qui lui a été présentée. Ainsi, Emmanuel Macron souhaite une start-up nation disruptive et audacieuse, qui benchmark à fond pendant les conf call. La privatisation du langage par les élites économiques et politiques participe à la pérennité d’une culture et d’une sociabilité particulière dans les hautes sphères décisionnelles, rendant toute tentative d’horizontalité du pouvoir caduc devant le mur procédurier et la langue étrangère que parlent hauts fonctionnaires comme grands PDG.
Suffit-il pour s’émanciper de briser les conventions linguistiques, n’est-ce pas un acte futile que de penser instituée l’égalité des genres en les séparant physiquement par un point dans un mot ? Suffit-il que les jeunes issus de l’immigration s’appellent entre eux négro pour effacer toute la haine portée dans un seul mot ? Les stigmates de l’Histoire et son long chemin vers la l’égalité s’encre profondément dans les pratiques, les mentalités, les ressentiments des individus. Seulement, c’est bien en verbalisant ces ressentiments que se réalisent les progrès de l’Humanité. Peut-être n’est-ce pas grand-chose que d’adapter son discours, mais c’est en choisissant ses mots que le discours peut résonner au fond des êtres, au creux des institutions, en haut de murs qui ne demandent qu’à être abattus.