Jeudi 3 octobre 2019, la France a de nouveau été touchée par un drame, l’attentat de la préfecture de police de Paris. Au lieu d’appeler à l’union nationale entre tous les citoyens, indépendamment de leur religion, le gouvernement a fait le choix d’envoyer un tout autre message. Lors de son discours d’hommage le 8 octobre, Emmanuel Macron a ainsi appelé à bâtir une « société de vigilance », face à « l’hydre islamiste ». Après les récents propos du ministre de l’Intérieur et du ministre de l’Éducation, la nuance entre « société de vigilance » et société de la délation semble de plus en plus floue.

Un drame au cœur de l’État

Rappelons les faits. Le jeudi 3 octobre 2019, Mickaël Harpon, employé comme adjoint administratif à la Direction du Renseignement à la préfecture de police de Paris (DRPP) depuis 15 ans, assassine à l’aide d’un couteau trois fonctionnaires de police, et un agent administratif. Les quatre victimes sont : Damien Ernest, 50 ans ; Anthony Lancelot, 39 ans ; Brice Le Mescam, 38 ans ; Aurélia Trifiro, 39 ans. L’assaillant est finalement abattu par un stagiaire de 24 ans. Christophe Castaner, dans un premier temps, réfute la piste de l’attentat islamiste, arguant que l’homme n’avait présenté aucun signe de radicalisation. Il finit par revenir sur sa déclaration le 6 octobre, où il admet que Mickaël Harpon avait fait l’objet de signalements au cours des quatre années précédant le drame.

Le locataire de la place Beauvau, reconnaît par la suite des « dysfonctionnements », notamment au regard du poste particulièrement sensible qu’occupait l’assaillant. Ce dernier travaillait en effet en tant qu’informaticien pour les services de renseignement et était habilité « secret défense ». Un niveau d’habilitation permettant d’avoir accès aux noms des infiltrés dans certaines mosquées jugées « à risque », selon le Canard Enchaîné. Plus que problématique donc. L’ensemble de ces révélations, pour le moins préoccupantes, font émerger une question : comment une personne radicalisée au point de passer à l’acte, a pu arriver et se maintenir à un poste au cœur des sphères les plus secrètes et les plus importantes de l’État ?

Une « société de vigilance »

Pour le gouvernement, cela s’explique surtout par un manque de vigilance. A l’occasion du discours tenu le 8 octobre en hommage aux victimes de l’attentat, Emmanuel Macron expose sa vision en matière de lutte anti-terroriste. Il développe ainsi le concept de « société de vigilance » : «savoir repérer à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois et les valeurs de la République». Des précisions quant à ces « petits gestes » ont été apportées par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation : «On voit parfois des petits garçons qui refusent de tenir la main d’une petite fille. Ce n’est évidemment pas acceptable dans l’école de la République. Normalement, la solution à ce problème est relativement simple et rapide, mais s’il débouche sur un problème plus grave, on le signale.».

Christophe Castaner, lui aussi, y est allé de son commentaire. Lors d’une déclaration publique, il a énuméré un certain nombre de « signaux » qui, selon lui, pourraient être annonciateur d’une radicalisation religieuse et politique. Parmi eux, on retrouve par exemple le fait de se laisser pousser la barbe, ou de prier cinq fois par jour (ce qui est, rappelons-le, l’un des cinq pilier de l’islam), ou encore, d’avoir une pratique rigoriste de la religion, notamment en période de ramadan. A travers ces propos, le ministre de l’Intérieur, appelle à une société du soupçon, dans laquelle, être un musulman pieux et pratiquant serait vu comme un signe de radicalisation. Les réseaux sociaux n’ont d’ailleurs pas hésité à mettre en exergue toute l’absurdité, mais aussi la dangerosité de ce type de propos avec le #SignaleUnMusulman, qui semble-t-il, n’a pas été du goût de M. Castaner.

Institutionnalisation de la stigmatisation

Le véritable problème de cette ligne politique se trouve dans son pouvoir de stigmatisation. La chercheuse Fatima Khemilat, spécialiste de l’Islam en France dénonce des propos « dangereux », qui « divisent la société » et qui « renforcent le terrorisme ». Dans un entretien avec le HuffPost, elle détaille point par point le caractère discriminatoire de ces propos qui attaquent de manière frontale une large partie de la communauté musulmane française sur des critères purement subjectifs. Il semble ainsi nécessaire d’interroger la légitimité de Christophe Castaner et du gouvernement en général, pour définir la frontière entre un musulman qui serait en phase avec les valeurs de la République et un « terroriste en puissance ». La même interrogation est valable avec les propos de Jean-Michel Blanquer : «Le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société. Ce n’est pas quelque chose d’interdit, mais ce n’est pas non plus quelque chose à encourager ». En tant que ministre, il devrait savoir que le seul cadre de référence est la loi, qui décide ce qui est légal ou ne l’est pas. Or, en employant un terme comme « souhaitable », M. Blanquer porte un jugement subjectif sur une situation épineuse, dans une visée politique purement démagogique à l’horizon des prochaines élections municipales.

De fait, la rhétorique du gouvernement face à la question de la religion musulmane en France ne semble pas étrangère au score électoraux toujours plus important du Rassemblement National. Seulement, en marchant sur les plates bandes de ces derniers, afin de ne leur laisser aucun espace politique où ils disposeraient du monopole, le pouvoir en place banalise une parole plus que dangereuse. En témoigne les propos que Julien Odoul a tenu le 11 octobre face à une mère portant le voile accompagnée de son enfant, lors d’une séance plénière du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. L’élu RN avait alors demandé à cette femme de retirer son voile, au mépris du droit. La séquence, d’une rare violence, a beaucoup fait réagir. Il n’est pas question ici d’établir un lien de cause à effet direct entre les récentes sorties du gouvernement sur l’Islam et la violence de cet élu RN. Néanmoins, force est de constater que ce type de prise de position de la part d’un groupe comme LREM, dit « républicain », ne peut avoir pour conséquence qu’une recrudescence des attaques verbales et symboliques, si ce n’est pire, à l’encontre des citoyens musulmans.

« Jusqu’où laisserons-nous passer la haine des musulmans ? »

Dans une tribune publiée dans Le Monde le 15 octobre, intitulée « Jusqu’où laisserons-nous passer la haine des musulmans ? », 90 personnalités ont dénoncé publiquement l’incident du 11 octobre lors de la séance du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Les détracteurs s’attaquent également au gouvernement en rappelant le fait que l’extrême droite n’a « pas le monopole de la haine contre les musulmans », soulignant l’instrumentalisation de plus en plus systématique du principe de laïcité pour stigmatiser en particulier les femmes voilées. Ainsi, ils fustigent les propos du ministre de l’Éducation sur le port du voile en ajoutant : « N’est-ce pas ici l’illustration même d’une stigmatisation assumée jusqu’au plus haut niveau de l’État ? ». Enfin, la tribune ne manque pas de revenir sur le cas de « fichage de personnes de confession musulmane au sein d’une institution publique française », faisant ainsi référence à l’université de Cergy-Pontoise, qui s’est vu attribuer par mail des fiches afin de « détecter les signaux faibles » d’une possible radicalisation du personnel et des étudiants. On compte parmi les signataires l’acteur Omar Sy, le rappeur Nekfeu ou encore la députée Danièle Obono.

La recherche en sciences sociales plutôt que le spectacle politique

La question de la détection des signes de radicalisation n’est pas à prendre à la légère. Néanmoins, il est regrettable, que ce débat s’inscrive dans une temporalité politique, de court-terme, avec des enjeux électoraux. En effet, la recherche en sciences sociales tend à être de plus en plus prolifique sur cette question mais reste pour le moment relativement limitée. De plus, ces travaux, comme ceux par exemple des politologues Olivier Roy et Gilles Kepel, du psychanalyste Fethi Benslama ou encore du sociologue Farhad Khosrokhavar, démontrent que les causes et les facteurs qui mènent une personne à la radicalisation, et à fortiori au passage à l’acte, sont extrêmement divers et ne peuvent en aucun cas se résumer au seul fait religieux. Dans La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français (2018), ouvrage rédigé par Laurent Bonelli et Fabien Carrié, respectivement maître de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre et chargé de recherche au Fonds de la recherche scientifique (FRS- FNRS) belge, l’accent est notamment mis sur l’importance de l’échec scolaire et du rejet des instituions comme la famille ou l’école dans le processus de radicalisation.

Laurent Bonelli et Fabien Carrié ont par ailleurs rédigé un papier sur la question publié dans Le Monde Diplomatique, s’intitulant « En finir avec quelques idées reçues sur la radicalisation » (septembre 2018). Ils concluent leur propos par ces mots : «  À rebours des fantasmes d’un profilage qui permettrait de prédire des passages à l’acte, les sciences sociales permettent au moins de les comprendre. Et cette compréhension ne constitue pas une « excuse sociologique » ou une insulte à l’égard des victimes, comme le disent un peu rapidement certains responsables politiques. Ainsi que l’apprend douloureusement le frère survivant de l’histoire des trois pêcheurs prisonniers d’une tempête contée par Edgar Allan Poe, pour espérer sortir indemne du maelström, il faut d’abord accepter d’en étudier calmement les manifestations et les logiques de fonctionnement. C’est à ce prix que l’on peut éclairer l’action institutionnelle et s’assurer qu’elle ne va pas aggraver les phénomènes qu’elle entend combattre, par exemple en fabriquant inutilement des catégories de suspects. ».