Les rumeurs allaient bon train. Les journalistes en parlaient déjà comme d’une chose acquise. Les classements soi-disant exclusifs et bien souvent fantaisistes l’annonçaient en tête. Et – au moins sur ce point – ils ne s’y étaient pas trompés. Lionel Messi a été sacré Ballon d’Or pour la sixième fois, devançant à nouveau Cristiano Ronaldo, troisième d’un classement qui n’a une nouvelle fois pas fait l’unanimité.
Un vote politique
Il est, dans un premier temps, important de comprendre les modalités d’attribution de la récompense individuelle la plus prisée au monde. Commençons par la base, à savoir les critères de notation. Sont pris en compte et par degré d’importance :
1. Les performances individuelles et collectives (palmarès) durant l’année ; 2. La classe du joueur (le talent et le fair-play) ; 3. La carrière du joueur. Chaque votant établit un top 5, auquel il attribue des points : six unités pour le premier, quatre pour le second, trois pour le troisième, deux pour le quatrième et un pour le cinquième.
Le classement était le fait des votes des sélectionneurs, des capitaines des sélections nationales et des journalistes de chaque pays membre de la FIFA à partir de 2010 et la fusion du Ballon d’Or avec le titre de footballeur de l’année FIFA. Mais en septembre 2016, France Football, inventeur du Ballon d’Or, a décidé de mettre fin à son partenariat avec la FIFA et de revenir au mode d’élection originel, à savoir un scrutin uniquement destiné aux journalistes. Une façon d’éviter au maximum le vote corporatiste et d’introduire un peu plus de neutralité.
Pourtant, trois ans plus tard, le Ballon d’Or revêt toujours des airs de campagne électorale, avec des méthodes et problématiques similaires. Plusieurs mois avant l’élection, la question revient sur le devant de la scène, et incite les favoris à se lancer dans une course au vote, accompagnés de leurs clans respectifs, qu’ils le veuillent ou non. Sauf que cette course peut parfois s’avérer difficile à gérer, tant elle repose finalement sur la stratégie. Prenons l’exemple de l’édition 2018, qui voyait sept Français dont six fraîchement champions du monde (on vous laisse deviner qui était le septième…) se hisser au milieu des 30 finalistes, une année où les deux monstres que sont CR7 et Messi ne semblaient pas être les seuls vainqueurs potentiels. Parmi eux, Kylian M’Bappe, Raphaël Varane et Antoine Griezmann.
Les critères, qui consacrent en premier lieu les performances individuelles et collectives, auraient dû élire, selon toute vraisemblance, l’un des vainqueurs de la Coupe du Monde. Surtout que l’un d’entre eux, à savoir Varane, venait également de remporter la Ligue des Champions… Seulement voilà, au-delà du caractère collectif de leur victoire en Russie, les trois se retrouvent en compétition pour représenter LE candidat français, pour lequel il faut militer. L’impossibilité d’en dégager un indiscutable aux yeux du monde du football tricolore sera finalement fatale aux trois : pas de front médiatique unique, une influence moindre sur les journalistes des autres pays, et en conséquence, des votes éclatés. Griezmann finit sur la troisième marche du podium, M’Bappe juste derrière lui et Varane 7ème. A l’inverse, Luka Modric, figure de proue du magnifique parcours croate, vainqueur de la Ligue des Champions et auteur d’une saison exceptionnelle, parvient davantage à incarner de manière individuelle chacune de ces deux réussites collectives, surtout celle d’une Coupe du Monde où il a brillé de mille feux et conduit les siens (presque) au sommet. C’est donc lui qui décroche la timbale, au prix d’une campagne plus aisée, avec un titre de moins que son coéquipier tricolore.
Le club, la nationalité, le poste, plusieurs poids, plusieurs mesures
L’institution dont un joueur fait partie a aussi son importance. Dans cet optique, le trust Madriléno-Barcelonais n’est plus à démontrer. Sur les 20 dernières éditions, le lauréat n’était issu ni du Barça, ni du Real à seulement… quatre reprises. Owen (2001), Nedved (2003), Chevtchenko (2004), Kaka (2007) et Cristiano Ronaldo (2008) sont les seuls à s’être hissés sur la première marche du podium sans ne faire partie d’aucune des deux maisons (le premier et les deux derniers cités ayant par la suite rejoint les Merrengue, précisons-le).
Si cela peut se justifier par le trust des deux monstres portugais et argentins, à partir de 2008, ceci n’est pas la seule explication. Le Barça, comme le Real, bénéficient d’une aura internationale et d’une place de choix dans les coulisses du football mondial. Forcément, performer dans l’un de ces deux clubs, c’est s’offrir une vitrine de choix et une machine à lobbying proportionnelle au poids de ces institutions. Une machine emblématique à travers le monde, d’Amérique du Sud jusqu’en Afrique. Deux marques qui n’ont pas d’égal de manière globale, et dont bénéficient les joueurs. Mais ceci n’est pas uniquement leur fait : cela dépend de qui domine le football mondial sur une période donnée. Il y eut également le Milan AC, la Juventus et le Bayern. A eux cinq, ces piliers de l’histoire du football mondial capitalisent 45 des 63 ballons d’or.
Autre paramètre qui a son importance et qui défraie encore davantage la polémique : la nationalité. On entend souvent qu’un footballeur africain aura toujours plus de mal que les autres à être récompensé. Depuis son ouverture aux joueurs non-européens, en 1995, un seul joueur issu de ce continent a été sacré, en la personne de George Weah, l’année-même de cet élargissement. Depuis, plus rien. Pourtant, les prétendants n’ont jamais manqué : Samuel Eto’o, Yaya Toure, Michael Essien, Mohamed Salah ou encore Didier Drogba. En marge de la cérémonie du Ballon d’Or 2019, qu’il co-présentait, l’ancien capitaine des Elephants regrettait le manque de considération et les difficultés dont souffrent les joueurs africains :
« Un joueur africain n’est pas logé à la même enseigne qu’un Européen. […] Ce qui est dommage, c’est que lorsqu’on parle de joueur africain, on parle du continent, on ne parle pas d’un pays. On ne dira jamais Kylian Mbappé représente le continent européen. C’est un petit décalage qui est présent. »
Le Dauphiné, 23 octobre 2019
Un constat amer et presque prophétique, puisqu’il précédait l’annonce de l’absence de Sadio Mané du podium, alors même qu’on annonçait l’attaquant de Liverpool comme l’un des favoris, si ce n’est LE favori. Vainqueur de la Ligue des Champions, meilleur buteur du championnat d’Angleterre, finaliste de la CAN avec le Sénégal, l’ancien Messin a vécu une année 2019 extraordinaire. Leader technique d’une équipe dans laquelle il a presque éclipsé un Mohamed Salah monumental l’année précédente, Mané termine 4ème , derrière Cristiano Ronaldo, auteur d’une saison bien moindre comparée à ses standards des saisons précédentes, et Lionel Messi, donc, en dépit du renversement de situation historique subi en demi-finale de Ligue des Champions face aux Reds.
« Te voir sur le podium m’aurait semblé tellement logique, mais force est de constater que tant qu’on ne fera pas preuve de solidarité entre Africains, plus jamais nous n’aurons de joueurs Ballon d’Or comme l’a été notre grand frère George Weah » textait Drogba au malheureux Sénégalais après la cérémonie. Des mots lourds de sens : si les joueurs africains sont considérés comme un ensemble homogène, cela ne se ressent pas sur le vote. Sur les 50 votes des journalistes africains, seuls 12 plaçaient Mané à la première place. Pire : 15 ne le plaçaient même pas sur le podium. A titre de comparaison, en ce qui concerne le double-continent américain, 18 votants sur 32 ont placé Messi en tête et 26 sur le podium. On ne reprochera pas, de ce fait, à l’Afrique de jouer la carte du corporatisme. Mais au vu des logiques du vote, difficile de donner tort à Drogba, quand on sait que seulement 5 pays non-africains ont choisi le Sénégalais comme numéro 1…
Enfin, la question du poste revient souvent comme un biais discriminant. 40 attaquants, 19 milieux, 4 défenseurs et 1 gardien de but ont été récompensés depuis 1956. Un déséquilibre provoqué par les stats toujours plus impressionnantes des joueurs offensifs. Dans l’imaginaire collectif, les chiffres ont une importance capitale. La médiatisation favorise également les attaquants : on s’extasie beaucoup plus volontiers devant la compilation d’un buteur que sur une mettant en valeur des gestes défensifs. Si Modric a été Ballon d’Or en 2018, le dernier élu non-attaquant sur les 20 dernières années était Kaka, lauréat en 2007. Avant lui, Canavaro en 2006, Figo en 2000, Zidane en 1998. Le seul véritable joueur à vocation défensive étant le capitaine de la Squadra Azzura, champion du monde en 2006.
Ces dernières années, Neuer, champion du monde en 2014 et troisième du Ballon d’Or la même année, aurait sans doute mérité mieux. De même que Xavi et Iniesta, entre 2008 et 2012, Sneijder en 2010, ou encore Virgil Van Dijk, cette année. Resté un an et demi (65 matchs) sans se faire dribbler entre mars 2018 et août 2019, vainqueur de la Ligue des Champions, impressionnant en Premier League avec Liverpool, l’ancien joueur de Southampton incarne le renouveau du football batave, étant même considéré comme l’actuel meilleur défenseur du monde. Pourtant, il a échoué à quelques voies de Messi (686 points à 679). La faute à 22 votants ne l’ayant même pas placé dans le top 5, contre seulement 12 pour Messi. Il faut dire que Van Dijk n’avait marqué que 4 buts en 2018-2019… Faiblard.
Alors bien-sûr, le Ballon d’Or se mérite, et on ne peut pas imputer à Lionel Messi, lui et ses 54 buts en 58 matchs, de l’avoir volé. Mais ce sacre vient une nouvelle fois faire des statistiques le sacrosaint pilier de notation érigé en valeur absolue. La stratégie et la dimension électorale que revêt ce trophée, les forces et influences, visibles ou invisibles, auxquels il est soumis, mènent à un constat assez clair : le Ballon d’Or ne récompense pas nécessairement le meilleur joueur sur une année civile, mais sûrement le plus populaire.