INFO EXCLUSIVE SPECTRE : Jeudi 26 septembre 2019, l’ancien Président de la République, Jacques Chirac, est décédé. Il était alors âgé de 86 ans. Eh oui, chez Spectre, le droit à l’information est une valeur cardinale. C’est donc par conscience « professionnelle » que nous relayons aujourd’hui cette information, de peur que vous soyez passés à côté. Blague à part, si vous apprenez sa mort par le biais de cet article, c’est que : 1) vous êtes un survivaliste terré depuis deux ans dans une grotte du Massif Central dans l’attente de l’apocalypse nucléaire à venir. 2) … Pas de petit 2) en fin de compte.

Une France en émoi

En effet, ce tragique événement a suscité un véritable tsunami médiatique, et le mot est faible. Médiatique, certes, mais pas seulement. L’entièreté de la classe politique, de l’extrême gauche à l’extrême droite (même Jean-Marie Le Pen, c’est vous dire) y est allée de sa petite phrase pour rendre hommage à l’animal politique qu’était ce bon vieux Jacques. Et encore, cela reste bien insignifiant face à l’avalanche de photos de l’ancien chef de l’État, que l’on a pu voir apparaître dans les fils d’actualité Facebook et autres stories Instagram de nos chers concitoyens, agrémentées bien souvent d’un petit mot sympa, du style : « RIP JC » ou encore, « Un grand homme nous quitte ».

« Jacques » ? Il est vrai que cela peut sembler un poil familier quand on parle de l’ancien Président de la République, voire à la limite de l’irrespect. D’un autre côté, il a l’air tellement sympathique, tellement jovial, tellement franchouillard. On aurait presque l’impression d’être son pote, sans même l’avoir jamais rencontré. Du moins, au vu de l’émotion nationale qui touche la France depuis jeudi dernier, il semble évident que c’est cette image que l’on gardera de lui.

Un homme politique hors-normes aux mensurations bien françaises

La question ici n’est pas de savoir si oui ou non il mérite un hommage national d’une telle ampleur. Il va sans dire que Jacques Chirac fût l’une des figures majeures de la vie politique de la Vème République. Il a fréquenté les plus hautes sphères du pouvoir pendant près de quarante ans. Deux mandats présidentiels (1995-2002 / 2002-2007), Premier ministre à deux reprises, sous Valery Giscard d’Estaing (1974-1976), puis sous François Mitterrand à l’occasion de la première cohabitation de la Vème (1986-1988), créateur du RPR en 1976 et maire de Paris (1977-1995) ; de toute évidence, peu d’hommes politiques peuvent revendiquer un tel palmarès. Mais cela va plus loin qu’une simple carrière hors-normes. Pourquoi, alors qu’il a consacré sa vie entière à l’action politique et à la conquête du pouvoir, les Français retiennent de lui uniquement, ou presque, sa qualité d’homme, sympathique, bon vivant, proche des gens ? Comment expliquer cette communion nationale, traversant tous les clivages, qu’ils soient politiques ou sociaux ? Parce que voyez-vous, on doute que la mort de Valéry Giscard d’Estaing, déclenchera une telle frénésie, tout ancien Président qu’il est.

Cela s’explique probablement dans le rapport que ces deux hommes ont au peuple. Giscard, avec son lot de bonnes mesures et de moins bonnes mesures, reste un cérébral, un homme certes très intelligent, mais qui peine à se travestir en petit Français moyen. Ainsi, qu’on soit l’un de ses partisans ou non, Valéry Giscard d’Estaing laisse un goût de technocratie dans la bouche. Ce qui n’est pas le cas avec Chirac. Chirac lui, il aime la tête de veau (petite anecdote : le chef cuisinier de l’Elysée sous Chirac rapportera que ce dernier n’appréciait pas tant que ça le fameux met. Il lui aurait par ailleurs demander de cesser d’en préparer. Alors, calcul politique ?), la bière, et l’air naturel de la Corrèze. L’homme, aux qualités relationnelles indéniables, a toujours réussi à occulter d’où il venait et ce qu’il était. Un technocrate de bonne famille passée par Louis le Grand, SciencesPo et l’ENA, ainsi qu’un politique acharné que l’on n’hésitait pas à surnommer « bulldozer » à ses débuts.

« Jacques Chirac respirait le pays, il en était le reflet »

Cette capacité à créer une forme de proximité avec n’importe quel Français, peu importe sa classe sociale, constitue véritablement le fil conducteur de la carrière politique de Jacques Chirac, à l’inverse de ses positions idéologiques, pour le moins fluctuantes en fonction de la tendance et de l’opinion publique. Arnaud Benedetti, professeur associé à la Sorbonne, et spécialiste en communication, précise, dans un article écrit pour le Figaro : « Chirac dont il est trop tôt pour établir un bilan politique était une synthèse: son ambition était le pouvoir ; son ambition au pouvoir était de s’y maintenir ; son pouvoir était la sympathie qui émanait du personnage. », avant d’aller plus loin : « Jacques Chirac respirait le pays, il en était le reflet » [http://www.lefigaro.fr/vox/politique/pourquoi-les-francais-ont-tant-aime-chirac-20190926].

Étrangement, cette volatilité idéologique, lui a, elle aussi, valu dans une certaine mesure la sympathie de la population. Du communisme dans sa jeunesse au gaullisme, du libéralisme débridé à la « fracture sociale » lors de la campagne de 1995, du « bruit et l’odeur » en 1991 au rempart contre la xénophobie du FN en 2002, Chirac avait légèrement tendance à manger à tous les râteliers dans sa quête de pouvoir, sous prétexte de « pragmatisme ». Mais là encore, une partie de la population voit en ces retournements de vestes un homme qui se trompe, qui présente des failles et des contradictions, comme chaque être humain. Des évolutions (qui sont sans doute davantage liées à un opportunisme politique à la limite du grotesque parfois) permettant à chaque Français, de s’identifier à cet homme, de se reconnaître en lui.

Image, médias et politique

La réaction des Français au décès de l’ancien chef de l’État, ainsi que le rapport de la population au personnage, nous éclaire sur le fonctionnement de la politique et du monde médiatique en France. Les petites phrases, qu’elles soient bien perçues ou non, restent, l’action politique concrète, elle, s’évanouit dans les mémoires avec le temps. La petite phrase, la photo qui va bien, l’image en fin de compte, prend de nos jours une place toujours plus importante dans la vie politique, qui tend de plus en plus à se résumer à un spectacle. Il faut faire du bruit, faire parler de soi, peu importe le moyen. Il n’y a pas de mauvaises publicités. L’élection d’Emmanuel Macron en est un exemple significatif. Avec un programme que l’on pourrait qualifier au bas mots de flou, il a réussi à se faire élire car il a su où se mettre, avec qui se mettre et à quel moment il fallait le faire.

Le problème, c’est que le système médiatique français entretient cette logique. A la télé, il faut être rapide, percutant, afin de rester dans les esprits. Un « casse toi pauv’ con » est bien plus efficace pour exprimer insidieusement son mépris des classes populaires, qu’une explication d’une heure dans une émission qui prend le temps d’expliquer, de réfléchir, de débattre. D’autant qu’après la petite phrase, on peut prétexter avoir été mal compris. Mais le message est passé dans les conscience de manière implicite. Et certaines chaînes de télé, radios, journaux, sont friands de ce type de contenu car ils garantissent une audience forte, condition sine qua non de la subsistance d’un média.

Les informations et la façon dont elles sont traitées, sont choisies afin de convenir à cette culture de l’instant, qui, de toute évidence, nuit à la santé du débat démocratique.

Des choix regrettables

Ainsi, il semble que Chirac possédait tant de qualités que les journaux, chaines et radios, semblent avoir oublié, ou du moins passé au second plan, une information capitale : l’incendie de l’usine Lubrizol classée Seveso, à Rouen. Pardonnez mon erreur, ce n’est pas si grave étant donné que la fumée est « un peu toxique mais pas trop » (20 minutes), donc retournons sur Chirac sans même évoquer la directrice d’école de Pantin qui, usée par ses conditions de travail, mit fin à ses jours laissant derrière elle une lettre bouleversante et sans concession sur l’état actuel de l’action publique dans certains territoires. Mais manifestement, chez BFMTV ou CNEWS, cela leur en touche une sans faire bouger l’autre.