On ne savait pas trop à quoi s’attendre au moment de rejoindre le théâtre antique de Vienne. Après un crochet sur la scène Cybèle, où on a pu profiter d’un guitariste au tournevis (oui oui, vraiment), on était quand même vaccinés. Pourtant, alors que le présentateur de la soirée annonce la couleur avec 50 morceaux joués par 14 formations, on sent qu’on n’est vraiment pas au bout de nos surprises. « Bagatelles Marathon » peut débuter.

A 65 ans, John Zorn a déjà une carrière qui parle pour lui. Compositeur avant-gardiste de renom et producteur, l’Américain joue du saxophone aussi bien que de la clarinette. De là à le réduire à un musicien de jazz, il y a bien un monde. Car le New-Yorkais est avant tout un créatif, un ingénieux ; enfin, un artiste talentueux assurément. Depuis ses débuts, il a joué dans de nombreux projets, notamment Naked City, Painkiller et surtout Masada avec lequel il a composé la musique du film Thieves Quartet avec Joey Baron, Greg Cohen et Dave Douglas durant l’été 1993.

A Vienne, l’artiste a offert une prestation unique, une sorte d’expérience inédite, alternant entre le concert de rendu et le show d’improvisation pour une durée moyenne de 20 minutes par formation. Chaque morceau a été composé entre mars et mai 2015, mais le boss Zorn n’apparaîtra qu’une seule fois en tant que musicien, en ouverture avec Masada justement. Pour ce qui est de l’expérience, on a vécu un voyage intense : de la musique classique à contemporaine, en passant par la surf music, le jazz (new yorkais s’il vous plaît), le free jazz, plus encore le punk hardcore et même la musique électro, le trash métal, le bruitisme à la trompette, John Zorn a même fait un crochet sur le klezmer et la musique de films et de cartoons. Mais au-delà des styles, c’est l’impression globale qui prend le pas : tantôt millimétrés, les morceaux donnent ensuite plus de place à l’improvisation, et alors, l’écriture si particulière de John Zorn se révèle. C’est parti pour quatre heures parfois éprouvantes, mais un délice quoi qu’il en coûte.

Masada entre sur scène, il est 20H35. Les cuivres attaquent le jazz made in New York. Et John Zorn marque de son empreinte ce concert unique. Le groove est bien là, les sons sont bien jazzy, les rythmes sont en place, rien à redire, c’est vraiment du lourd. Dave Douglas nous gratifie d’un solo bien à lui. Derrière, place à la world avec un duo saxophone et trompette.

Masada avec John Zorn à Jazz à Vienne

C’est déjà le second groupe qui se présente. Juste un piano et un violon pour le duo Feldman/Courvoisier. La musique est très minimaliste et répétitive. On a déjà une première rupture avec Masada, et on commence à peine la soirée.

Le quartet de Mary Halvorson arrive à son tour. Cette formation guitare / guitare électrique / batterie / contrebasse sonne bien, très bien même. Le batteur (Fujiwara) est vraiment doué. Tout cela part en improvisation, mais ça reste structuré. Et alors, on commence à se prendre au jeu en attendant la prochaine trouvaille de Zorn.

C’est alors que le duo Erik Friedlander et Michael Nicolas au violoncelle s’annonce. Les deux compères jouent tantôt la mélodie, tantôt la basse. La performance illustre toute leur dextérité, plus encore leur créativité.

Puis, le trio Trigger nous prend un tympan. Quelle claque quand le punk annoncé s’avère dévastateur. Le public est pris de court, nous aussi. La puissance du son en impose, et puis les morceaux sont débridés, bruts, dissonants parfois mais une toujours emplis d’énergie. Il en ressort une sorte de punk rock très expérimental étonnant, mais une chouette trouvaille en fin de compte.

Graig Taborn propose après un solo piano expérimental avec une note de poésie dissidente, une harmonie disgracieuse et pourtant si délicate de rimes choisies (on l’a dit avec une touche de Arte et France Culture dans la voix).

Le trio Medenski avec son orgue / guitare / batterie offre une assise solide à la rythmique, des rythmes soul, rock, blues mais quoi qu’il en joue éclectiques et insolents dans cette musique prolixe.

Derrière, le Nova Quarter avec Kenny Wollesen au vibraphone semble plus léger avec quelques accents ténus au piano et à la contrebasse. Un son cabaret jazzy qui ne dure toutefois pas longtemps puisqu’on repart dans quelque chose de très énergique.

Julian Lague et Gyan Rilzy pour un duo guitares sèches flamenco jazzy expérimental se montrent au public du théâtre antique. L’improvisation y prend nettement sa part, et c’est agréable à écouter.

Brian Marsella avec son trio piano / contrebasse / batterie offre un jazz assez classique aux notes piquées brutes et aux tons vifs et virevoltants. Quelques séquences plus aériennes et légères avec des notes insolentes qui percent l’harmonie délicate rappellent le touché minimaliste des musiciens.

Ikue Morie, cette compositrice japonaise de musique électro-acoustique propose des sons informatiques avec des sonorités inattendues, très robotiques et étranges. Il en ressort une espèce d’improvisation sonore aux limites de la musique.

C’est la formation de Kris Davis avec ce quarter piano / contrebasse / guitare sèche / batterie qui prend la suite. On retrouve Quelque chose de très léger, très minimaliste, très doux, très agréable. On entend un piano très libre sur lequel se greffent les autres. Voici un voyage des sens en fin de soirée qui nous berce de sensations agréables.

Bientôt minuit, et le trompettiste Peter Evans débarque seul sur scène. Il explore les sonorités de son instrument avec des accents et une recherche de sons dissidents et transgressant. Il joue avec les pistons, le vent, tape dessus, en extrait le moindre son improbable. Bien sûr, on ne peut pas écouter ça pendant 3H, mais les acclamations du public confirme l’impression chez Spectre : le gars a quand même un sacré talent.

Enfin, on voit réapparaître John Zorn pour diriger le trio basse / batterie / guitare Asmodeux. Marc Ribot à la guitare (une vieille Fender Jaguar), Trevor Dunn à la basse et  Kenny Grohowski à la batterie sont les acteurs. Une nouvelle fois, le son surpuissant nous prend un second tympan. Arrêts subversifs, structures rock jazz agressives et son puissant qui en met plein la tronche : voilà un condensé d’un moment assez intimiste qui ressemble à un exercice de performance coaché par Zorn lui-même. On le voit pousser au maximum ses musiciens, les emmener au-delà de leurs propres limites. Une vraie mise à l’épreuve dont les artistes se sortent à merveille.

On a pris au moins 14 claques ce soir. Merci John Zorn. Et alors que le théâtre n’affichait pas complet, on peut dire qu’on y était, et tant pis pour les absents qui regretteront amèrement pour l’éternité d’avoir manqué cette expérience mémorable. On était venus voir un concert, mais on a vu autre chose et c’était incroyable.

« Le terme jazz, en soi, n’a pas beaucoup de sens pour ce qui me concerne. Je l’ai étudié, je l’aime. Mais lorsque je compose, ça peut pencher vers le classique, vers l’idée du jazz, dans le rock métal, d’autres fois nulle part… Ça flotte simplement dans les limbes. C’est quelque chose de différent et qui vient de mon coeur. »

John Zorn, lui-même